Et elle se remit à parler dans l’autre langue. Ibrahim s’efforça de retenir ses paroles les plus claires, et vit que la flamme de la bougie était remontée, mais anormalement haut, si haut que sa chaleur devint rapidement étouffante et qu’il commença à avoir peur pour le plafond de papier.
— Calme-toi, je t’en prie, ô esprit des morts, dit-il en arabe.
Kang se mit à crier, d’une voix qui n’était pas la sienne :
— Non ! Non ! Nous sommes pris au piège !
Elle éclata en sanglots, pleura toutes les larmes de son corps. Ibrahim la prit par les bras, la serra gentiment et, tout à coup, elle tourna son visage vers lui comme si elle s’était réveillée et ouvrit des yeux ronds.
— Vous étiez là ! Vous étiez là, avec nous, nous étions pris dans une avalanche, nous étions coincés et nous allions mourir !
Il secoua la tête.
— Je ne me souviens pas…
Elle échappa à son étreinte et lui flanqua une bonne gifle. Ses lunettes volèrent à travers la pièce. Elle lui sauta dessus et lui serra la gorge, comme pour l’étrangler, les yeux rivés aux siens. Elle paraissait soudain toute petite.
— Vous étiez là ! s’écria-t-elle. Rappelez-vous, rappelez-vous !
Il eut l’impression de tout revoir dans ses yeux.
— Oh ! fit-il, choqué, voyant à travers elle, tout d’un coup. Oh mon Dieu ! Oh…
Elle le lâcha et il s’écroula. Il tapota le sol comme s’il cherchait ses lunettes.
— Inch Allah, inch Allah… disait-il en tâtonnant dans le noir, avant de lever les yeux vers elle. Vous n’étiez qu’une petite fille…
— Ah ! fit-elle.
Elle se laissa tomber sur le sol, à côté de lui. Elle pleurait à chaudes larmes. Même son nez coulait.
— Ça fait si longtemps. Je me sentais tellement seule. (Elle renifla, s’essuya les yeux.) Ils nous massacraient. Nous massacraient…
— C’est la vie, dit-il en s’essuyant les yeux avec le dos de la main. (Il reprit ses esprits.) Ce sont des choses qui arrivent. Ce sont celles que vous vous rappelez. Vous étiez un jeune garçon noir, autrefois, un beau garçon noir. Je vous vois, à présent. Et vous étiez mon ami, jadis. Nous étions tous les deux des vieillards. Nous étudiions le monde, nous étions amis. Magnifique !
La flamme de la chandelle retrouva lentement sa hauteur normale. Ils restèrent assis par terre, l’un à côté de l’autre, trop épuisés pour bouger.
Pour finir, Pao frappa à la porte quelques coups hésitants, et ils sursautèrent comme s’ils étaient pris en faute, alors qu’ils étaient juste perdus dans leurs pensées. Ils se levèrent, s’assirent sur le banc de fenêtre, et Kang ordonna à Pao de leur apporter du nectar de pêche. Le temps qu’elle revienne, ils avaient repris contenance, Ibrahim avait retrouvé ses lunettes, et Kang avait ouvert les persiennes, laissant entrer l’air de la nuit. Une demi-lune voilée ajoutait sa lumière à celle de la flamme de la bougie.
Les mains encore tremblantes, Kang avala une gorgée de nectar de pêche et grignota une prune. Elle tremblait de tout son corps.
— Je ne sais pas si j’aurai le courage de recommencer, dit-elle en détournant les yeux. C’est trop pénible.
Il hocha la tête. Ils sortirent dans le jardin et s’assirent dans la fraîcheur de la nuit, sous les nuages, en mangeant et en buvant. Ils avaient faim. Une odeur de jasmin emplissait l’obscurité. Ils ne parlaient pas, mais semblaient bien ensemble.
Lors de sa visite suivante, Ibrahim avait un air solennel, et on ne l’avait jamais vu aussi bien habillé. Il semblait porter une tenue de religieux musulman.
Après les salutations d’usage, lorsqu’ils furent à nouveau seuls dans le jardin, il se tint debout devant elle et lui dit :
— Je dois retourner au Gansu. J’ai des problèmes de famille à régler. Et mon maître soufi a besoin de moi dans sa madrasa. J’ai retardé mon départ autant que possible, mais il faut vraiment que j’y aille.
Kang détourna le regard.
— J’en serai navrée.
— Oui. Moi aussi. Nous avons encore tant à nous dire.
Silence.
Puis Ibrahim se secoua et reprit la parole :
— J’ai réfléchi à un moyen de résoudre ce problème, cette séparation, si indésirable, et c’est que vous m’épousiez – que vous acceptiez ma demande en mariage et que vous m’épousiez, et que je vous emmène, vos gens et vous, avec moi, au Gansu.
La veuve Kang eut l’air rigoureusement sidérée. Elle le considérait, bouche bée.
— Enfin… Voyons… Je ne peux pas me marier. Je suis veuve.
— Mais les veuves peuvent se remarier. Je sais que les Qing essaient de décourager cette pratique, mais Confucius ne dit rien qui s’y oppose. J’ai cherché, j’ai vérifié auprès des meilleurs experts. Les gens le font.
— Pas les gens respectables !
Il étrécit les yeux, et il eut l’air très chinois, tout à coup.
— Respectables pour qui ?
Elle détourna les yeux.
— Je ne peux pas vous épouser. Vous êtes hui, et je suis celle qui n’est pas encore morte.
— Les empereurs Ming ont ordonné à tous les hui d’épouser de bonnes Chinoises, afin que leurs enfants soient chinois. Ma mère était une Chinoise.
Elle leva les yeux, à nouveau surprise. Elle rougit.
— Je vous en prie, dit-il en tendant la main. Je sais que c’est quelque chose de nouveau. Un choc. Je suis désolé. Réfléchissez-y, s’il vous plaît, avant de me donner votre réponse définitive. Réfléchissez.
Elle se redressa et le regarda avec gravité.
— Je vais y réfléchir.
D’un geste de la main, elle lui signifia son désir de rester seule. Sur une phrase d’adieu, conclue par des mots prononcés intentionnellement dans une autre langue, il se dirigea vers la sortie du domaine.
Ensuite, la veuve Kang arpenta son domaine en long et en large. Pao était dans la cuisine, où elle donnait des ordres aux filles, et Kang lui demanda de venir s’entretenir avec elle au jardin. Pao la suivit, Kang lui dit ce qui était arrivé, et Pao éclata de rire.
Mère de deux fonctionnaires qui connurent une belle réussite, et qu’elle éleva seule, étant veuve.
— Pourquoi ris-tu ? lança Kang. Crois-tu que je me soucie tant du testament d’un empereur Qing ? Que je devrais m’enfermer dans une boîte jusqu’à la fin de mes jours, à cause d’un papier barbouillé d’encre vermillon ?
Pao se figea, d’abord surprise, puis apeurée.
— Mais enfin, maîtresse Kang… Gansu…
— Tu n’y connais rien ! Laisse-moi.
Après cela, personne n’osa plus lui parler. Elle erra dans la maison comme un fantôme affamé, ne reconnaissant personne. C’est à peine si elle parlait. Elle se rendit au Temple du Bosquet de Bambou Pourpre, récita cinq fois le soutra du Diamant, et elle rentra à la maison, les genoux douloureux. Le poème de Li Anzi, « Soudaine Vision des Années », lui revint à l’esprit :