Выбрать главу
Parfois tous les fils du métier à tisser Annoncent le tapis à venir. Nous savons alors que nos futurs enfants Rêvent de nous dans le bardo. Nous tissons pour eux de toute la force de nos bras.

Elle ordonna à ses serviteurs de l’emmener en chaise à porteurs chez le magistrat, où elle leur fit poser le palanquin, et ne bougea pas pendant une heure. Les hommes ne voyaient que son visage derrière la gaze qui voilait la fenêtre. Ils la remmenèrent à la maison sans qu’elle soit seulement sortie.

Le lendemain, elle leur demanda de la conduire au cimetière, bien que ce ne soit pas un jour de fête. Sous le ciel vide, elle fit quelques pas, de sa démarche si particulière, balaya les tombes de tous les ancêtres de la famille, et s’assit au pied de la tombe de son mari, la tête dans les mains.

Le jour suivant, elle alla toute seule au bord du fleuve, faisant le chemin à pied, à tout petits pas, en regardant les arbres, les canards, les nuages dans le ciel. Elle s’assit au bord du fleuve, et s’y recueillit comme si elle s’était trouvée dans un temple.

Xinwu était là-bas, comme presque toujours, traînant sa canne à pêche et son panier de bambou. Son visage s’éclaira lorsqu’il la vit, et il lui montra le poisson qu’il avait péché. Il s’assit à côté d’elle, au bord du grand fleuve brun, brillant, compact. Il se remit à pêcher. Elle resta assise là, à l’observer.

— Tu es bon pêcheur, dit-elle en le voyant lancer la ligne dans le courant.

— C’est mon père qui m’a appris, dit-il, avant d’ajouter, au bout d’un moment : Il me manque.

— Moi aussi. Tu crois que… Je me demande ce qu’il en penserait.

Et puis, après une nouvelle pause :

— Si nous partons pour l’ouest, il faudra que tu viennes avec nous.

Elle invita Ibrahim à revenir, et quand il arriva, Pao le conduisit dans le petit salon – que Kang avait fait remplir de fleurs.

Il se tint debout devant elle, tête basse.

— Je suis vieille, lui dit-elle. J’ai traversé tous les âges de la vie. Je suis celle qui n’est pas encore morte. Je ne peux pas revenir en arrière. Je ne vous donnerai pas de fils.

— Je comprends, murmura-t-il. Je suis trop vieux. Et pourtant, je vous demande votre main. Pas pour avoir des enfants. Pour moi.

(« Les âges de la vie » : le lait, les dents, les cheveux relevés, le mariage, les enfants, le riz et le sel, le veuvage.)

Elle le regarda, et se mit à rosir.

— Alors j’accepte votre demande en mariage.

Il sourit.

Après cela, la maisonnée fut comme prise dans un tourbillon. Les serviteurs, même s’ils étaient ouvertement opposés à ce mariage, durent travailler d’arrache-pied tout le jour, tous les jours, pour préparer les lieux à temps pour le quinzième jour du sixième mois, la nuit de la mi-été, traditionnellement propice aux départs en voyage. Les fils aînés de Kang désapprouvaient cette union, bien sûr, mais prirent quand même leurs dispositions pour assister au mariage. Les voisins étaient scandalisés, choqués au-delà de toute expression, mais comme ils n’étaient pas invités, ils n’eurent pas l’occasion d’exprimer leur réprobation aux proches de Kang. Les sœurs de la veuve, au temple, la félicitèrent et lui souhaitèrent bien du bonheur.

— Tu pourras apporter la sagesse de Bouddha à ce hui, lui dirent-elles. Ça pourra servir à tout le monde.

C’est ainsi qu’ils se marièrent lors d’une petite cérémonie à laquelle assistèrent tous les fils de Kang, et seul Shih s’abstint de la féliciter, pour dire le moins. Il passa presque toute la matinée à bouder dans sa chambre, ce que Pao n’osa même pas avouer à Kang. Après la cérémonie, qui eut lieu dans le jardin, le groupe descendit vers le fleuve. Ils avaient beau ne pas être nombreux, ce fut extrêmement chaleureux. Ensuite, tout ce qu’il y avait dans la maison fut mis dans des caisses, les meubles et les objets furent chargés dans des voitures et partirent soit en direction de la nouvelle maison dans l’Ouest, soit vers l’orphelinat que Kang avait contribué à fonder en ville, ou chez ses fils aînés.

Quand tout fut prêt, Kang fit un dernier tour du domaine, s’arrêtant devant chacune des pièces vides pour un dernier coup d’œil. L’endroit paraissait étrangement petit, maintenant.

Ce sacré furlong a contenu ma vie. Maintenant l’oie s’envole, Chassée par un phénix venu de l’ouest. Comment une vie peut-elle changer à ce point ? Nous vivons vraiment plus d’une vie.

Elle ressortit bientôt et monta dans la chaise à porteurs.

— Tout est parti, complètement parti, dit-elle à Ibrahim.

Il lui tendit un cadeau, un œuf peint en rouge : du bonheur pour la nouvelle année. Elle inclina la tête. Il opina du chef et ordonna à la petite caravane d’entamer le voyage vers l’ouest.

3. Vagues s’entrechoquant

Le voyage dura un peu plus d’un mois. Comme les routes et les chemins étaient secs, ils avancèrent vite. C’était en partie dû au fait que Kang avait demandé à voyager dans une carriole, plutôt que dans un palanquin ou une chaise à porteurs, plus petite. Au début, les serviteurs furent convaincus que ce choix avait été à l’origine d’un différend au sein du nouveau couple, parce que Ibrahim avait tenu à monter avec Kang, dans la voiture couverte, et qu’on les avait entendus se disputer plusieurs jours d’affilée. Mais une après-midi, Pao marcha suffisamment près de la carriole pour comprendre la teneur de leur conversation.

— Ils ne font que parler religion ! dit-elle, soulagée, quand elle revint vers les autres. Belle paire d’intellectuels que ces deux-là !

Les serviteurs rirent, et poursuivirent leur chemin, rassurés. Ils s’arrêtèrent quelque temps à Kaifeng, chez des collègues musulmans d’Ibrahim, repartirent sur les routes qui longeaient la Wei, à l’ouest de Xi’an, dans le Shaanxi, et franchirent quelques cols difficiles, dans d’austères collines, pour arriver enfin à Lanzhou.

Au cours du voyage, Kang alla de surprise en émerveillement.

— Je n’arrive pas à croire que le monde soit tellement vaste, disait-elle à Ibrahim. Que la Chine soit tellement vaste ! Toutes ces rizières, tous ces champs d’orge, et ces montagnes, si vides, si sauvages ! Nous avons bien dû faire le tour du monde, maintenant, non ?

— Nous n’en avons même pas fait le centième, si l’on en croit les marins.

— Ces terres barbares sont si froides, si arides. Tout n’y est que désert et poussière. Comment y garderons-nous une maison propre, ou même chaude ? Autant essayer de vivre en enfer.

— Ce n’est pas aussi terrible, quand même.

— Est-ce que c’est vraiment ça, Lanzhou, la célèbre ville de l’Ouest ? Ce petit village venteux, fait de briques de terre brune ?

— Oui. Mais il se développe rapidement.

— C’est vraiment là que nous allons vivre ?

— Eh bien, j’ai des relations par ici, et à Xining, un peu plus loin vers l’ouest. Nous pourrions aussi nous y installer.

— Allons d’abord voir Xining avant de nous décider. Ça ne peut pas être pire que ça.

Ibrahim ne répondit rien, mais donna l’ordre à leur petite caravane de poursuivre. Quelques jours de route plus tard, alors que le septième mois venait de s’achever, de gros rouleaux de nuages bouillonnants, menaçants, gonflèrent au-dessus d’eux, sans jamais éclater. Sous ce ciel bas, les rudes collines desséchées leur semblèrent plus inhospitalières que jamais, et, à l’exception des terrasses centrales, plates et irriguées, aménagées le long de l’étroite vallée, il n’y avait nulle part trace de travaux agricoles.