— Mais comment font les gens pour vivre ? demanda Kang. De quoi vivent-ils ?
— Ils élèvent des moutons, des chèvres, répondit Ibrahim. Parfois du bétail. C’est comme ça partout, à l’ouest, par-delà le cœur sec du monde.
— Incroyable. On se croirait revenu dans le passé.
Ils atteignirent enfin Xining, encore une petite ville terreuse, brunâtre, blottie sous des montagnes aux versants abrupts, nichée au creux d’une vallée d’altitude. Une garnison de l’armée impériale gardait les portails, et quelques récents baraquements de bois s’élevaient au sein des murs de la ville. Il y avait également un grand caravansérail, mais il était vide. Il était encore trop tôt dans l’année pour commencer à voyager. Derrière, plusieurs ateliers métallurgiques mettaient à profit le faible courant de la rivière pour faire fonctionner leurs forges et leurs presses.
— Argh ! s’écria Kang. Je ne pensais pas qu’il puisse exister un endroit plus poussiéreux que Lanzhou. Apparemment, j’avais tort.
— Attends avant de te décider, suggéra Ibrahim. J’aimerais que tu voies le lac Qinghai. Il n’est plus qu’à une journée de route.
— Nous allons finir par tomber du bord du monde !
— J’aimerais que tu le voies.
Kang accepta sans discuter. En fait, Pao avait l’impression qu’elle appréciait ces régions barbares et terriblement arides, ou qu’en tout cas, elle appréciait le fait de pouvoir s’en plaindre. Plus il y avait de poussière, mieux c’était, semblait dire son expression, quoi qu’elle dise.
Quelques jours plus tard, au bout d’une mauvaise route vers l’ouest, ils sortirent d’un défilé qui donnait sur les rives du Qinghai. Il était si beau qu’ils en restèrent sans voix. Le hasard avait voulu qu’il y ait ce jour-là beaucoup de vent, et de grands et longs nuages blancs couraient sur le ciel bleu-gris, comme des motifs brodés. Le soleil brillait, faisant se refléter les nuages à la surface du lac, les irisant de tons de jade, ainsi que son nom le laissait entendre. À l’ouest, le lac se fondait dans l’horizon ; on ne voyait de ses rives qu’une crête de collines vertes. Qu’un tel endroit existât, au milieu d’une telle désolation de bruns, tenait du miracle.
Kang descendit de la carriole et marcha doucement vers la plage de galets, en récitant le soutra du Lotus, écartant les mains pour sentir le vent sur ses paumes, à la fois fort et doux. Ibrahim la laissa seule quelques instants, puis la rejoignit.
— Pourquoi pleures-tu ? s’inquiéta-t-il.
— « Alors, voici le grand lac », récita-t-elle.
Ibrahim s’inclina.
— Tout à fait. De qui est ce poème ?
Elle secoua la tête, pour chasser ses larmes.
— De Yuen, la femme de Shen Fu, quand elle a vu le T’ai Hu. Le Grand Lac ! Je me demande ce qu’elle aurait pensé si elle avait vu celui-ci ! C’est dans les Six récits au fil inconstant des jours. Tu connais ? Non. Bien. Que dire alors ?
— Rien.
— Parfaitement.
Elle se tourna vers lui, les mains jointes.
— Merci, cher mari, de m’avoir montré ce grand lac. Il est vraiment magnifique. Maintenant, je peux m’arrêter. Vivons où tu voudras. Xining, Lanzhou, à l’autre bout du monde, où nous nous sommes déjà rencontrés, dans une autre vie – où tu voudras. Je serai bien partout.
Elle s’appuya sur lui, versant de nouvelles larmes.
Dans un premier temps, Ibrahim décida qu’ils s’installeraient à Lanzhou. L’accès au corridor de Gansu y était plus facile, les routes vers l’ouest et la Chine intérieure plus accessibles. En outre, la madrasa dont il avait été le plus proche dans sa jeunesse venait de s’établir à Lanzhou, car elle avait été obligée de quitter Xining, sous la pression du trop grand nombre d’arrivants musulmans occidentaux.
Ils s’installèrent dans un petit domaine aux murs de terre brune au bord de la rivière Tao, non loin de l’endroit où elle se jetait dans le Fleuve Jaune. Les eaux du Fleuve Jaune étaient effectivement jaunes, d’un jaune opaque, terreux, tourbillonnant, très exactement de la couleur des collines où il avait sa source. La Tao, elle, était brunâtre, mais un peu plus claire.
Ils jouissaient de plus de place que dans l’ancienne demeure de Kang, à Hangzhou. Les premiers jours, la veuve décréta que les femmes seraient installées dans un bâtiment à l’arrière, autour duquel elle posa les marques d’un futur jardin, dont elle commanda aussitôt les premiers arbres. Elle entendait paysager tout le domaine. Elle voulut également installer des métiers à tisser, mais Ibrahim lui fit remarquer qu’ici, faute de bosquets de mûriers ou de filatures, ils auraient le plus grand mal à se procurer du fil de soie. Si elle voulait continuer à tisser, il lui faudrait apprendre à travailler la laine. Ce dont elle convint, dans un soupir. Elles commencèrent rapidement à travailler, sur des métiers manuels, tout en continuant les ouvrages de soie débutés à Hangzhou.
Pendant ce temps, Ibrahim se rendait à des réunions de travail avec ses anciens compagnons des écoles musulmanes. Il rencontra également les nouveaux fonctionnaires Qing de la ville, et les aida à mettre un peu d’ordre dans cette région, qui, il fallait bien le reconnaître, avait beaucoup changé sur les plans politique et religieux depuis son départ. La nuit venue, il s’asseyait avec Kang sur la véranda dominant les flots boueux de la rivière, et répondait à ses incessantes questions :
(Tromper le peuple est un très grave forfait en Chine.)
— Pour simplifier légèrement, depuis que Ma Laichi est revenu du Yémen, avec des textes parlant de renouveau et de changement religieux, il y a eu des conflits avec les musulmans de cette partie du monde. Il faut que tu comprennes que les musulmans vivent ici depuis des siècles, presque depuis les débuts de l’islam, en fait. Mais ils se trouvaient si loin de La Mecque et des autres centres religieux de l’islam que de nombreuses dissidences et hérésies se produisirent. Ma Laichi voulait les réformer, mais l’ancienne oumma établie ici le traîna en justice, devant la cour civile Qing, l’accusant de huozhong.
Le visage de Kang se durcit. Il ne faisait aucun doute qu’elle se rappelait les conséquences de ce type de tromperie, en Chine intérieure.
— Pour finir, le gouverneur général du pays, Paohang Guangsi, refusa de traiter le cas. Mais Ma Laichi n’était pas au bout de ses peines pour autant. Il chercha à convertir les Salars à l’islam – un peuple de nomades, qui parlent un sabir dérivé du turc. Tu en as déjà vu : ce sont ceux qui n’ont pas l’air chinois, et qui portent de petits bonnets blancs.
— Ils te ressemblent.
— Un petit peu, c’est possible, répondit Ibrahim en fronçant les sourcils. Quoi qu’il en soit, les gens commencèrent à s’agiter. On disait que les Salars étaient dangereux.
— Je peux le comprendre, c’est vrai qu’ils en ont l’air.
— Et tu dis qu’ils me ressemblent ! Enfin, peu importe. De toute façon, il y a beaucoup d’autres forces dans l’islam, parfois en lutte les unes contre les autres. Une nouvelle secte, les Naqshabandis, prône un retour à un islam plus pur, plus orthodoxe, comme aux premiers temps. Leur chef, en Chine, s’appelle Aziz Ma Mingxin. Lui aussi, comme Ma Laichi, a passé de nombreuses années au Yémen et à La Mecque, étudiant avec Ibrahim ibn Hasa al-Kurani, un cheikh très important, dont les prêches sont écoutés dans le monde entier.