» Un jour, ces deux grands cheikhs rentrèrent d’Arabie avec des idées de profondes réformes, qu’ils avaient eues en étudiant avec les mêmes gens. Malheureusement, ce n’étaient pas les mêmes réformes. Ma Laichi prônait la récitation silencieuse des prières, la dhikri, alors que Ma Mingxin, plus jeune, avait étudié sous l’égide de professeurs qui disaient que les prières pouvaient être chantées à voix haute.
— Cela me paraît être une différence mineure.
— Tout à fait.
Quand Ibrahim ressemblait à un Chinois, cela voulait dire que sa femme l’amusait.
— Le bouddhisme autorise les deux.
— Effectivement. Mais elles sont le signe de divisions plus profondes, comme toujours. En tout cas, Ma Mingxin pratiquait la prière jahr, ce qui signifie « dite à haute voix ». Cela déplut à Ma Laichi et aux siens, puisque c’était le signe à la fois d’une nouvelle forme de religion et d’une religion plus pure, qui venait dans ce pays. Pourtant, ils ne pouvaient pas l’empêcher de s’étendre. Ma Mingxin était soutenu par les soufis de la Montagne Noire, qui contrôlaient les deux versants du Pamir, attirant un nombre sans cesse croissant de fidèles, chassés par les guerres que se livraient les Iraniens et les Ottomans, les Ottomans et les Fulanis.
— On dirait vraiment que tout le monde se bat chez vous.
— Oui, heu, il faut bien admettre que l’islam n’est pas aussi bien organisé que le bouddhisme, dit-il en plaisantant.
Ce qui fit rire Kang.
— Cela dit, tu as raison, c’est effectivement un problème, poursuivit-il. Tant que Ma Laichi et Ma Mingxin seront en désaccord, l’espoir de nous voir un jour tous unis restera vain. La Khafiyya de Ma Laichi collabore avec les Qing, et ils qualifient la pratique de la Jahriyya de superstitieuse, et même d’immorale.
— Immorale ?
— À cause des danses et du reste. Les mouvements en rythme que l’on fait en priant, et même le fait de prier à haute voix.
— Pourtant, cela me paraît tellement banal. Prier c’est prier, après tout.
— Oui. C’est pourquoi la Jahriyya s’est défendue en accusant la Khafiyya de n’être qu’un culte de la personnalité, voué à Ma Laichi. Et ils l’accusèrent de prévarication, disant que son mouvement avait pour seul but de le conduire au pouvoir et d’amasser des richesses. Tout cela avec la complicité de l’empereur, et contre les autres musulmans.
— Ennuis en perspective…
— Oui. Tu comprends, tout le monde par ici porte une arme. Il s’agit généralement de fusils, comme tu l’as vu au cours du voyage, parce que la chasse est importante, dans cette région, pour se nourrir. Tant et si bien que chaque mosquée a sa milice, prête à donner un coup de main en cas de bagarre, et que les Qing ont renforcé leurs garnisons, pour essayer de calmer tout ça. Jusqu’à présent, les Qing ont soutenu la Khafiyya, qu’ils ont traduite par « Vieil Enseignement », de même qu’ils ont traduit la Jahriyya par « Nouvel Enseignement ». Ce sont dans les deux cas de mauvaises traductions, de toute façon. Mais ce qui est mauvais pour la dynastie des Qing est justement ce qui attire tant de jeunes musulmans. Et beaucoup de choses sont nouvelles par ici. À l’ouest de la Montagne Noire, les choses changent de plus en plus vite.
— Comme toujours.
— Oui, mais plus vite encore.
— La Chine est un pays où les choses changent lentement, dit doucement Kang.
— Ou, en fonction du tempérament de l’empereur, ne changent pas du tout. En tout cas, ni la Khafiyya ni la Jahriyya ne sont plus fortes que l’empereur.
— Tout à fait.
— Le résultat, c’est qu’elles passent leur temps à se battre entre elles. Et comme les armées Qing contrôlent maintenant l’ensemble des territoires jusqu’au Pamir, territoires qui étaient autrefois composés d’émirats musulmans indépendants, la Jahriyya est persuadée que tout doit redevenir comme avant, comme à l’époque du Dar al-Islam.
— Je doute que l’empereur apprécie.
— Moi aussi. Mais la plupart de ceux qui veulent ces choses ne sont jamais allés en Chine intérieure, et y ont encore moins vécu, contrairement à nous. Ils ne connaissent donc pas la puissance de la Chine. Ils ne voient d’elle que de petites garnisons, et quelques soldats, envoyés par dix ou vingt, partout dans cet immense pays.
(Dans ce cas, « mauvaise énergie », mais on peut également traduire par « essence vitale », « médium psychophysique », ou « mauvaises vibrations ».)
— Pourtant, cela pourrait changer les choses. Bien. On dirait que tu m’as emmenée dans une terre gorgée de ki.
— J’espère que cela ne se passera pas trop mal. Ce qu’il faudrait à mon avis, ce serait une sorte d’histoire complète, et analytique, qui ferait apparaître les bases communes des enseignements de l’islam et de Confucius.
Kang haussa les sourcils.
— Ah bon, tu crois ?
— J’en suis sûr. En tout cas, c’est à ça que je travaille depuis une vingtaine d’années.
Kang eut l’air intéressée :
— Il faudra que tu me montres tes travaux.
— Avec grand plaisir. Peut-être pourrais-tu m’aider à les traduire en chinois ? J’ai l’intention d’en publier des versions en chinois, en persan, en turc, en arabe, en hindi, et dans bien d’autres langues. Je vais avoir besoin de traducteurs.
— Je t’aiderai avec plaisir, dit Kang avec un sourire. Si je ne suis pas trop ignorante.
Bientôt, la maisonnée trouva son rythme. Chacun vaquait à ses occupations, selon la même routine qui prévalait avant leur déménagement. Les quelques Chinois han qui vivaient exilés dans cette terre lointaine respectaient les mêmes célébrations, les mêmes fêtes qu’eux. Les jours de fête, ils construisaient des temples en haut des falaises qui dominaient les fleuves. Les jours saints de l’islam, qui étaient des événements importants pour la plupart des habitants de la ville, s’ajoutaient à ces fêtes.
Chaque mois, de nouveaux musulmans arrivaient de l’ouest. Des musulmans ; des confucéens ; quelques bouddhistes, ces derniers généralement mongols ou tibétains ; presque pas de taoïstes. Lanzhou était d’abord une ville musulmane, ou chinoise han, dont les communautés avaient du mal à coexister, malgré plusieurs siècles de voisinage. On ne se retrouvait qu’en de rares occasions, par exemple lors des mariages mixtes, qui étaient peu fréquents.
La nature bipartite de la région causa immédiatement quelques difficultés à Kang, qui avait des dispositions à prendre pour Shih. S’il voulait continuer ses études, en vue de passer les examens du gouvernement, il était temps de lui trouver un tuteur. Mais il n’en voulait pas. L’autre possibilité était de l’envoyer étudier dans l’une des madrasas locales, et donc qu’il se convertisse à l’islam. Ce qui était impensable – en tout cas pour Kang. Shih et Ibrahim considéraient pourtant que ça n’était pas inenvisageable. Shih demanda un délai de réflexion, avant de se décider. Je n’ai que sept ans, disait-il. Est ou ouest, il faut que tu choisisses, répondait Ibrahim. En tout cas, disaient Kang et Ibrahim, il faut que tu choisisses.
Kang insista pour qu’il poursuive ses études afin de passer les examens impériaux.