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— C’est ce que ton père aurait voulu.

Ibrahim était d’accord. Un jour ou l’autre, très probablement, il finirait par repartir vers la Chine intérieure, où la réussite de ses examens était l’une des conditions qui permettaient d’avancer dans la vie.

Shih, pourtant, n’avait aucune envie d’étudier. Il affecta de s’intéresser à l’islam, ce qu’Ibrahim ne pouvait évidemment pas désapprouver, même s’il restait discret. Mais l’intérêt enfantin de Shih se portait surtout sur les mosquées de la Jahriyya, pleines de chants, de musique, de danses, et où même, parfois, on buvait du vin, tout en se flagellant. Ces ferventes démonstrations de la foi évitaient de trop avoir à penser, et présentaient l’avantage supplémentaire, aux yeux du gamin, d’offrir quelques bagarres avec les jeunes de la Khafiyya.

— La vérité, dit amèrement Kang, c’est qu’il préfère les cours qui lui demanderont le moins de travail. Mais je veux qu’il passe ses examens, même s’il choisit de devenir musulman.

Ibrahim était d’accord avec elle, et Shih fut obligé par l’un et l’autre de s’atteler à ses études. Il s’intéressa moins à l’islam, puisque devenir musulman impliquait de suivre davantage de cours. Il estimait avoir déjà trop de travail.

Il n’aurait pourtant pas dû lui être si difficile de se consacrer à l’étude et aux livres, qui constituaient l’une des principales activités des gens de la maison. Kang avait profité de leur départ à l’ouest pour réunir tous les poèmes en sa possession dans un coffre. Elle laissait désormais aux filles le gros des travaux de tissage et de broderie, et elle passait la majeure partie de son temps à parcourir ses épaisses liasses de papier, relisant ses volumineux recueils de poèmes, ainsi que ceux de ses amis, de sa famille, ou d’étrangers, qu’elle avait réunis pendant toutes ces années. Les femmes de la haute société de la Chine du Sud avaient écrit des poèmes de façon convulsive pendant la quasi-totalité des dynasties Ming et Qing. Grâce au petit échantillonnage qu’elle avait recueilli – qui se montait tout de même au nombre de vingt-six mille –, elle put faire part à Ibrahim du schéma qu’elle commençait d’entrevoir dans le choix des thèmes récurrents de ces poèmes : la souffrance du concubinage ; l’enfermement et les restrictions physiques (elle était trop pudique pour préciser ce qu’elles étaient vraiment, et Ibrahim évita soigneusement de regarder ses pieds, ne la quittant pas des yeux) ; le travail répétitif et éreintant de ces années de riz et de sel ; la douleur, le danger et la joie d’enfanter ; l’important traumatisme que représentait le fait d’être élevée comme un animal domestique, dévolu à être marié, et à devenir une sorte d’esclave pour la famille de son mari. Kang parlait avec émotion du sentiment permanent de rupture et de dislocation causé par cet événement pourtant si banal de la vie des femmes :

— C’est comme être réincarnée, mais en se souvenant de tout. Une mort et une renaissance dans un monde moins bon, où l’on n’est plus qu’une sorte de fantôme affamé, une bête de somme, ou les deux, et où l’on se souvient parfaitement de cette lointaine époque où l’on se rêvait reine du monde ! Pour les concubines, c’est pire : c’est une descente au royaume des bêtes et des prêtas qui mène en Enfer ! Et dire qu’il y a plus de concubines que de femmes…

Ibrahim l’écoutait en hochant la tête, l’encourageant à composer des poèmes sur ces sujets, et à recueillir les meilleurs poèmes en sa possession, afin d’en faire une anthologie, comme celle de Yun Zhu, « Des débuts corrects », récemment publiée à Nanjing.

— Comme elle le dit elle-même dans son introduction, fit remarquer Ibrahim, « Pour chacun de ceux que j’ai conservé, il doit y en avoir dix mille autres que je n’ai pas gardés ». Et combien parmi ces dix milliers de poèmes sont plus beaux, plus dangereux que les siens ?

— Neuf mille neuf cents, répondit Kang, qui pourtant appréciait beaucoup l’anthologie de Yun Zhu.

Elle commença donc à préparer sa propre anthologie. Ibrahim l’aida, en demandant à ses collègues, de la Chine intérieure, mais aussi de l’Ouest et du Sud, de leur envoyer tous les poèmes écrits par des femmes qu’ils pourraient trouver. Le temps passant, de nombreux poèmes arrivèrent, comme des grains de riz dans un bol, jusqu’à ce que des pièces entières de leur nouveau domaine fussent pleines de papiers, que Kang classait soigneusement par auteur, par province, par dynastie, etc. Elle passait le plus clair de son temps à son travail, qui semblait l’absorber complètement.

Un jour, elle alla trouver Ibrahim, une feuille à la main.

— Écoute, dit-elle d’une voix étranglée. C’est un poème de Kang Lanying intitulé « La nuit où je donnai naissance à mon premier enfant ».

Elle lut :

La nuit où je donnai naissance à mon premier enfant, Le fantôme du vieux moine Bai M’est apparu. Il a dit, S’il vous plaît, madame, permettez que je revienne, Comme votre enfant. C’est alors que je sus Que la réincarnation était une réalité. Je répondis, Qui étiez-vous, quel genre de personne êtes-vous, Pour remplacer l’âme qui est déjà en moi ? Il dit, je vous ai déjà vue. Je vous ai suivie à travers les âges En essayant de vous rendre heureuse. Laissez-moi revenir, Et j’essaierai encore.

Kang regarda Ibrahim, qui se frottait la barbe.

— Cela a dû lui arriver comme cela nous est arrivé, dit-il. Ce sont ces moments-là qui nous font comprendre que quelque chose de plus important est en jeu.

Quand elle ne travaillait pas sur son anthologie, Kang Tongbi aimait à se promener, parfois, l’après-midi, dans les rues de Lanzhou. C’était quelque chose de nouveau. Elle emmenait une servante, et deux de leurs serviteurs les plus costauds, des musulmans, portant une longue barbe, une épée courbe passée à la ceinture. Elle arpentait les rues, les berges de la rivière, la pathétique grand-place de la ville, les marchés poussiéreux qui l’entouraient, et la promenade au-dessus des murailles de la ville, d’où l’on avait une bonne vue sur la rive sud de la rivière. Elle acheta plusieurs paires différentes de « sandales papillons », ainsi qu’on les appelait, qui seyaient à ses petits pieds délicats et, les prolongeant, leur donnaient en même temps l’apparence de pieds normaux, lui permettant parfois – en fonction de la façon et du matériau dont elles avaient été faites – de se sentir plus légère, plus sûre d’elle. En fait, elle achetait toutes les sandales papillons qui ne ressemblaient pas à celles qu’elle avait déjà. Aucune, se disait Pao, ne paraissait l’aider beaucoup à marcher – elle se déplaçait toujours aussi lentement, de cette même démarche, faite de petits pas et de déhanchements. Mais elle préférait marcher plutôt qu’être portée, malgré les rues non pavées et poussiéreuses de la ville, trop chaudes ou trop froides, toujours venteuses. Elle marchait en observant chaque chose très attentivement, profitant du fait qu’elle se déplaçait lentement.

— Pourquoi ne voulez-vous pas vous promener en chaise à porteurs ? l’interrogea Pao, un jour qu’ils rentraient en traînant la patte, épuisés.

Kang répondit simplement :

— Parce que, comme je l’ai lu ce matin : « De grands principes pèsent aussi lourd qu’un millier d’années. Cette vie au fil inconstant des jours est aussi légère qu’un grain de riz. »

— Pas pour moi.

— Parce que toi, au moins, tu as de bons pieds.

— Ce n’est pas vrai. Grands peut-être, mais cela ne les empêche pas de me faire mal. Je n’arrive pas à croire que vous refusiez cette chaise.