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— Il faut bien avoir des rêves, Pao.

— Aaah… je ne sais pas. Comme le disait souvent ma mère, une peinture de gâteau de riz n’a jamais rassasié personne.

— Le moine Dogen, entendant cela, avait répondu : « Si la peinture de la faim te reste étrangère, tu ne seras jamais une vraie personne. »

Chaque année, à l’occasion de la fête d’équinoxe du printemps, du bouddhisme et de l’islam, ils allaient au lac Qinghai, et s’asseyaient sur les berges de la grande mer de jade, pour renouveler leur engagement à vivre, brûlant de l’encens et des billets de papier, priant, chacun à sa façon. Revivifiée par la magnificence de ces paysages, Kang, de retour à Lanzhou, se jetait dans divers projets avec une intensité terrifiante. Autrefois, à Hangzhou, ses servantes s’émerveillaient de sa capacité de travail. Maintenant, elle les effrayait. Elle faisait en une journée ce qu’une personne normale faisait en une semaine.

Pendant ce temps, Ibrahim continuait d’œuvrer à la réconciliation des deux religions, qui s’affrontaient dans le Gansu, sous leurs yeux. Le corridor de Gansu était la grande passe reliant les moitiés orientale et occidentale du monde. Et les longues caravanes de chameaux qui allaient depuis des temps immémoriaux vers Shaanxi, à l’est, ou le Pamir, à l’ouest, étaient maintenant rejointes par d’immenses convois de chars à bœufs, venus essentiellement de l’ouest. Des musulmans et des Chinois s’installèrent dans la région, et Ibrahim alla trouver les chefs des différentes factions. Le reste du temps, il réunissait des textes, les lisait, écrivait à des chercheurs partout dans le monde, et passait plusieurs heures par jour à rédiger ses propres ouvrages. Kang l’aidait dans son travail, comme il l’aidait dans le sien, mais, les mois passant, et les conflits dans la région gagnant en virulence, l’aide qu’elle lui apportait tournait de plus en plus à la critique. Elle lui mettait la pression – ainsi qu’il le lui fit quelquefois remarquer, quand il se sentait fatigué, ou sur la défensive.

Kang se montrait impitoyable, comme d’habitude.

— Regarde, disait-elle, tu ne te sortiras pas de ces problèmes avec de beaux discours. Les différences sont les différences ! Regarde, là, ton Wang Daiyu, ce génial penseur, le mal qu’il se donne pour faire correspondre les Cinq Vertus du confucianisme et les Cinq Piliers de l’islam.

— Il a pourtant raison, dit Ibrahim. Ensemble, ils se combinent pour créer les Cinq Constantes, ainsi qu’il les appelle, valables pour tous, partout, et immuablement. Le fondement de l’islam c’est la bienveillance de Confucius, ou ren. La charité c’est le yi, ou droiture. La prière c’est le li, ou propriété, le jeûne c’est le shi, ou savoir. Le pèlerinage c’est le xin, ou foi dans l’humanité.

— Mais écoute un peu ce que tu dis ! s’exclama Kang en levant les mains au ciel. Ces concepts n’ont quasiment rien à voir les uns avec les autres ! La charité ce n’est pas la droiture, pas du tout ! Le jeûne ce n’est pas le savoir ! Il n’y a donc rien d’étonnant à ce que ton professeur de la Chine intérieure, Liu Zhi, identifie les mêmes Cinq Piliers de l’islam, non avec les Cinq Vertus, mais avec les Cinq Relations, le wugang, pas le wuchang ! Et lui aussi a dû infléchir le sens des mots, des concepts, et les transformer totalement afin de permettre les correspondances entre chacun des deux groupes. Dans les deux cas, c’est pitoyable ! Si tu veux faire comme eux, alors tout va avec tout.

Ibrahim se renfrogna. Mais il ne la contredit pas, se contentant de lui signaler :

— Liu Zhi ne cache pas qu’il y a des divergences entre les deux systèmes, mais il a cherché leurs points communs. Pour lui, la Voie du Ciel, ou tiando, est mieux comprise par l’islam ; et la Voie de l’Humanité, rendao, par le confucianisme. C’est pourquoi le Coran reste le « livre sacré », tandis que les Analectes expriment des principes fondamentaux pour tous les êtres humains.

Kang hocha la tête, encore une fois.

— Peut-être, mais les mandarins de l’intérieur ne voudront jamais croire que le Livre sacré du Ciel a été donné par Tiangfang. D’ailleurs, comment le pourraient-ils ? Il n’y a que la Chine qui compte pour eux. Le Royaume du Milieu, à mi-chemin de la terre et du ciel ; le Trône du Dragon, maison de l’Empereur de Jade – le reste du monde n’est peuplé que de barbares, et une chose aussi sacrée que le Livre du Ciel ne peut en venir. De même, pour tes cheikhs et tes califes, à l’ouest, comment pourraient-ils accepter la Chine, qui ne croit pas en leur Dieu unique ? Alors que c’est le point le plus important de leur foi ! Comme s’il pouvait n’y avoir qu’un seul dieu…, murmura-t-elle.

Une fois encore, Ibrahim parut troublé. Mais il insista :

— Dans le fond, c’est pareil. Et l’empire s’étendant vers l’ouest, et de plus en plus de musulmans allant vers l’est, il faudra bien faire la synthèse. Sinon, nous courons à la catastrophe.

— Peut-être, reconnut Kang en frémissant. Mais en même temps, on ne mélange pas l’huile et le vinaigre.

— Les idées ne sont pas des produits chimiques. Ou alors ils sont comme le mercure et le soufre des taoïstes, qui se mêlent pour faire toute chose.

— Par pitié, ne me dis pas que tu as envie de te faire alchimiste !

— Mais non. Seulement dans le royaume des idées, où le grand œuvre reste à accomplir. Après tout, regarde ce que les alchimistes ont réussi à faire dans le monde matériel. Toutes ces nouvelles machines, tous ces nouveaux objets…

— La pierre est plus malléable que les idées.

— J’espère bien que non. Tu dois pourtant reconnaître qu’on a déjà vu dans l’histoire d’autres grandes collisions entre des civilisations différentes former des cultures syncrétiques. En Inde, par exemple, les invasions de l’islam ont conquis une civilisation hindoue très ancienne, et les deux se sont souvent affrontées ; le prophète Nanak a pourtant réussi à fusionner les deux, pour donner les Sikhs, qui croient en Allah et au karma, à la réincarnation et au jugement de Dieu. Il a trouvé l’harmonie derrière la discordance, et maintenant les Sikhs sont l’un des groupes l’un plus puissants d’Inde. C’est en fait le plus grand espoir de l’Inde, entre les guerres et les troubles qui la ravagent. Nous avons besoin de quelque chose comme ça.

Kang hocha la tête.

— Il se peut que nous l’ayons déjà. Depuis longtemps peut-être, bien avant Mahomet, bien avant Confucius.

— Que veux-tu dire ?

— Je parle du bouddhisme.

Ibrahim fit la grimace, ce qui déclencha chez Kang un de ces éclats de rire dont on se demandait s’ils étaient bienveillants. Elle se moquait de lui tout en étant sérieuse, ce qui était assez caractéristique de ses rapports avec son mari.

— Tu dois bien admettre que ce n’est pas le matériel qui manque. Il y a plus de bouddhistes dans ces terres dévastées que partout ailleurs.

Il marmonna quelque chose à propos de Lanka et de la Birmanie.

— Oui, oui, dit-elle. Et aussi le Tibet, la Mongolie, les Annamites, les Thaïs et les Malais. Ils ont toujours été là, tu vois, à la frontière de la Chine et de l’islam. Toujours été là. Et leur enseignement est fondamental. Tout à fait essentiel.

— Il va falloir que tu me l’apprennes, dit Ibrahim dans un soupir.

Elle sourit, ravie.

Cette année-là, dans la quarante-sixième année du règne de l’empereur Qianlong, un afflux de familles musulmanes, avec femmes et enfants, et même des animaux, beaucoup plus important que les années précédentes, arriva de l’ouest, par l’ancienne route de la Soie. Ils parlaient toutes sortes de langues. Des villages entiers, des villes même, s’étaient vidés, et leurs habitants étaient partis vers l’est, apparemment chassés par la guerre toujours plus intense entre les Iraniens, les Afghans et les Kazakhs, et la guerre civile au Fulan. La plupart de ces nouveaux arrivants étaient chiites, dit Ibrahim. Mais il y avait aussi d’autres sortes de musulmans : des Naqshabandis, des wahhabites, et différents types de soufis… Enfin, c’est ce qu’Ibrahim essayait d’expliquer à Kang. Mais elle se contentait de pincer les lèvres, et disait d’un ton réprobateur :