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— L’islam est aussi cassé qu’un calice tombé à terre.

Plus tard, quand de violents heurts opposèrent les musulmans déjà établis aux nouveaux arrivants, elle fit ce commentaire :

— On dirait qu’ils font exprès de jeter de l’huile sur le feu. Ils vont finir par s’entretuer.

Elle n’avait pas l’air particulièrement alarmée. Shih avait encore demandé à aller étudier dans une qong de la Jahriyya, prétextant qu’il désirait vraiment se convertir à l’islam. Mais tout ce que sa mère entendit, c’est qu’il en avait de nouveau assez d’étudier, et que ce petit-là avait très envie de se rebeller. Elle avait eu largement le temps, et de multiples occasions, d’observer les femmes musulmanes de Lanzhou, et elle qui trouvait déjà les femmes chinoises opprimées par les hommes déclara que le sort des musulmanes était encore pire, et de loin.

— Regarde ça, dit-elle un jour à Ibrahim, alors qu’ils prenaient l’air sur leur véranda. Elles sont cachées comme des déesses derrière leurs voiles, mais on les traite comme des vaches. Ils ont le droit d’en épouser autant qu’ils veulent, ce qui fait qu’aucune ne bénéficie du soutien de sa famille. Et pas une seule ne sait lire. Quelle honte !

— Les Chinois ont bien des concubines, rétorqua Ibrahim.

— Nulle part il ne fait bon être une femme, répondit Kang, énervée. Les concubines ne sont pas des femmes, elles n’ont pas les mêmes droits que les épouses.

— Alors, les choses ne sont supportables en Chine que pour les femmes mariées ?

— Comme partout ailleurs. Mais ne pas savoir lire, même quand on est la fille d’un homme riche et cultivé… ! Ne pas pouvoir lire, ne pas pouvoir écrire à ses parents, à ses frères, à ses sœurs !

Autant de choses que Kang ne faisait jamais, mais Ibrahim se garda bien de lui en faire la remarque. Il se contenta de hocher la tête, gravement.

— Le sort des femmes était pire, avant que Mahomet n’apporte l’islam au monde.

— En disant cela, tu ne dis pas grand-chose ! Que la vie était dure, alors, il y a plus de mille ans, c’est ça ? Ce devait être de sacrés barbares ! Il y avait déjà plus de deux mille ans que les Chinoises jouissaient de certains privilèges.

Ibrahim fronça les sourcils et baissa la tête. Il ne répondit rien.

Ils virent que les choses changeaient, partout dans Lanzhou. Les mines de fer du Xinjiang alimentaient les fonderies que l’on construisait en amont et en aval de la ville. Le nouvel afflux de population fournit la main-d’œuvre nécessaire à une rapide croissance industrielle, surtout dans la métallurgie et dans le bâtiment. Les forges produisaient principalement des canons, de telle sorte que la garnison de la ville fut encore renforcée ; à la Garde Verte régulière de la Chine s’ajoutèrent les cavaliers mandchous. Les forges avaient l’obligation de vendre leurs canons au Qianlong, et les armes prirent la route de l’est, vers l’intérieur exclusivement. Comme la plupart des travailleurs étaient musulmans – et Dieu sait si ce travail était pénible – quelques fusils prirent cependant le chemin de l’Ouest, en dépit des interdictions chinoises. Résultat : on renforça encore la surveillance militaire, il y eut davantage de soldats chinois, plus de bannières mandchoues – et les heurts entre les militaires et les ouvriers se multiplièrent. Cette situation ne pouvait pas durer.

Les plus anciens habitants regardaient, impuissants, la situation dégénérer. Aucun individu, seul, ne pouvait rien changer. Ibrahim s’évertua à essayer de maintenir de bonnes relations entre les hui et l’empereur, mais cela lui valut quelques ennemis parmi les récents arrivants, qui prônaient le renouveau et le jihad.

Au milieu de toute cette agitation, Kang annonça un jour à Pao qu’elle était enceinte. Pao n’en revenait pas, et Kang elle-même n’avait pas l’air d’y croire.

— On peut toujours s’arranger pour vous faire avorter, murmura Pao, le regard en biais.

Kang refusa poliment.

— Il faut que je me fasse à l’idée d’être mère à mon âge. Vous devez m’aider.

— Nous vous aiderons, ne vous inquiétez pas.

Ibrahim lui aussi fut surpris par la nouvelle, mais il annonça vite :

— C’est une bonne chose qu’un enfant naisse de notre union. Un peu comme nos livres, mais vivant.

— Ce sera peut-être une fille.

— Si telle est la volonté d’Allah, qui suis-je pour m’y opposer ?

Kang le considéra gravement, hocha la tête, puis s’éloigna.

Dorénavant, elle ne sortait plus que rarement dans les rues, et seulement la journée, en chaise à porteurs. La nuit, de toute façon, c’était bien trop dangereux. Les gens respectables ne s’aventuraient plus jamais dehors après le coucher du soleil ; il n’y avait que des bandes de jeunes hommes, souvent soûls, de la Jahriyya ou de la Khafiyya, ou d’aucune des deux, même si d’ordinaire la plupart des bagarres étaient à mettre sur le compte de la Jahriyya. Les bavards contre les sourds-muets, disait Kang avec mépris.

En effet, ce furent des bagarres entre musulmans qui furent à l’origine des premiers troubles très importants. Tel était du moins l’avis d’Ibrahim. Suite aux heurts entre la Jahriyya et la Khafiyya, un détachement arriva, avec un haut fonctionnaire Qing, Xinzhu, qui se rendit chez le préfet de la ville, Yang Shiji. Ibrahim revint d’une réunion avec ces deux personnages, profondément troublé.

(Le changement de dynastie.)

— Ils ne comprennent pas, dit-il. Ils parlent d’insurrection, mais ici personne ne parle de la Grande Entreprise. Et que pourraient-ils dire ? Nous sommes si loin de l’intérieur, ici, que personne ou presque ne sait ce qu’est la Chine. Il ne s’agit que de conflits régionaux, et ils débarquent ici, en pensant qu’il s’agit d’une vraie guerre.

Malgré les mises en garde d’Ibrahim, la nouvelle administration fit arrêter Ma Mingxin. Ibrahim hocha sombrement la tête. Ensuite, les nouveaux détachements se déplacèrent dans la campagne à l’ouest.

Ils rencontrèrent le chef de la Salar Jahriyya, Su Quarante-Trois, à Baizhuangzi. Les Salars avaient caché leurs armes, et prétendirent suivre le Vieil Enseignement. Entendant cela, Xinzhu leur annonça qu’il comptait mettre un terme au Nouvel Enseignement ; les hommes de Su les attaquèrent aussitôt et poignardèrent Xinzhu et Yang Shiji.

Quand on apprit ce qui s’était passé à Lanzhou, grâce à des cavaliers mandchous qui avaient réussi à s’échapper, Ibrahim geignit de colère et de dépit.

— Maintenant, c’est vraiment une insurrection, dit-il. Sous la loi des Qing, tout ira très mal pour tout le monde. Comment ont-ils pu être aussi stupides ?

(Sortes de bouées gonflables, à l’aide desquelles des générations de gens ont pu franchir le Fleuve Jaune, la Wei et la Tao.)

Peu après arrivèrent d’importantes forces, que Su Quarante-Trois et ses hommes attaquèrent. De nouvelles troupes furent alors envoyées. En représailles, Su Quarante-Trois attaqua Hezhou, à la tête d’une armée de deux mille hommes, puis traversa le fleuve sur des pifacis et établit son campement devant les portes de Lanzhou. Tout à coup, la guerre était là.