Выбрать главу

Les autorités Qing qui avaient survécu à l’embuscade de la Jahriyya exhibèrent Ma Mingxin, chargé de chaînes, sur les murailles de la ville. À sa vue, ses fidèles se prosternèrent, les yeux baignés de larmes, et se mirent à crier : « Cheikh ! Cheikh ! » On entendit leurs cris du haut des falaises environnantes et de l’autre côté du fleuve. Ayant ainsi infailliblement identifié le chef de la rébellion, les autorités le firent descendre des murailles, et le décapitèrent.

Quand la Jahriyya apprit ce qui s’était passé, ses adeptes n’eurent de cesse que de se venger. Ils n’avaient pas de machines permettant de faire un siège en règle de Lanzhou, aussi construisirent-ils, sur une colline proche, un fort à partir duquel ils commencèrent à attaquer sans répit ceux qui entraient ou sortaient de la ville. Les fonctionnaires Qing de Beijing furent informés de ces harcèlements, et répondirent par la manière forte à l’assaut mené contre l’une de leurs capitales de province, en envoyant le commissaire impérial Agui, l’un des plus importants gouverneurs militaires de Qianlong, pour pacifier la région.

Ce à quoi il échoua. La vie à Lanzhou devint triste et pénible. Finalement, Agui envoya Hushen, son principal chef militaire, à Beijing. À son retour, il était porteur de nouveaux ordres, qui autorisaient Agui à lever une importante milice armée, des Tibétains de Gansu, des Mongols d’Alashan, et tous les hommes de la Garde Verte de la région. De farouches géants qui arpentaient d’un pas terrible les rues de la ville, transformée en énorme caserne.

— C’est une vieille technique Han, commenta amèrement Ibrahim. Emmenez tous les non-Han par-delà la frontière et faites-les se battre entre eux, jusqu’à ce qu’ils se soient entretués.

Ainsi renforcé, Agui put couper le ravitaillement en eau du fort de la Jahriyya dressé sur la colline, de l’autre côté du fleuve, et les situations s’inversèrent. Les assiégés devinrent les assiégeants, comme au jeu de go. Au bout de trois mois, le bruit courut en ville que la bataille finale avait été livrée, et que Su Quarante-Trois avait été tué, avec ses milliers d’hommes.

À cette nouvelle, Ibrahim se rembrunit.

— Cela n’en restera pas là. Ils voudront venger Ma Mingxin, Su Quarante-Trois et tous les autres. Plus on massacrera de membres de la Jahriyya, plus on verra de jeunes musulmans s’y enrôler. L’oppression engendre toujours la rébellion !

— Comme dans l’affaire du voleur d’âmes, nota Kang.

Ibrahim hocha la tête, et redoubla d’efforts dans son travail. On aurait dit qu’il pensait que s’il arrivait à réconcilier ces deux civilisations sur le papier, les sanglantes batailles qui faisaient rage partout autour d’eux cesseraient d’elles-mêmes. Aussi passait-il de nombreuses heures chaque jour à écrire, ne touchant pas aux repas que lui apportaient les serviteurs. Ses échanges avec Kang n’étaient que le prolongement de ses travaux d’écriture ; et inversement, ce que sa femme lui répondait au cours de ces conversations se retrouvait rapidement incorporé dans ses livres. L’opinion de personne d’autre n’avait autant d’importance à ses yeux.

(Il doit probablement s’agir de l’œuvre en cinq volumes publiée dans la soixantième année de Qianlong connue sous le nom de Réconciliation des philosophies de Lu Zhi et de Ma Mingxin.)

Kang maudissait les jeunes combattants musulmans :

— Vous autres, musulmans, vous êtes beaucoup trop religieux. Quoi ? Tuer et mourir au nom de ridicules points de détails du dogme ? C’est de la folie !

Et, peu après, Ibrahim couchait dans l’immense étude que Kang avait surnommée Mahomet contre Confucius le passage suivant :

Face à la tendance de l’islam à s’imposer toutes sortes d’épreuves physiquement pénibles – le jeûne, les danses tourbillonnantes, l’autoflagellation, et le jihad lui-même – on ne peut que se demander à quoi cela est dû. Les causes sont multiples : les paroles de Mahomet édictant le jihad, la genèse de l’islam même, les rudes et hostiles paysages désertiques où sont nées tant de sociétés musulmanes, et avant tout, peut-être, le fait que pour les peuples musulmans la langue religieuse est par définition l’arabe, qui est, pour beaucoup, une seconde langue. Cela a des conséquences importantes, dans la mesure où la langue d’un individu est toujours rattachée à une réalité matérielle profonde, par son vocabulaire, sa grammaire, sa logique, et par les métaphores, images et symboles – qui, pour la plupart, s’effacent derrière les noms eux-mêmes. Or, dans le cas de l’islam, pour la plupart des croyants, au lieu de rendre compte d’une réalité matérielle, la langue sacrée est détachée de tout contexte. Elle n’est qu’une seconde langue, mal traduite, mal connue. Elle ne charrie que des concepts abstraits, sans rapport avec la réalité, prônant un dévouement à un monde d’idées qui n’a plus rien à voir avec le monde réel, coupé de la vie des sens et des réalités physiques. Tout cela ouvre la voie à un extrémisme résultant d’un manque de perspective, d’un manque d’assise concrète. Comprenez bien le genre de processus linguistique dont je parle : les musulmans dont l’arabe est la deuxième langue n’ont pas « les pieds sur terre » ; leur comportement est bien trop souvent déterminé par des concepts abstraits, fluctuants, isolés, dans le monde vide du langage. Nous avons besoin du monde. Chaque situation doit être replacée dans son contexte pour pouvoir être comprise. En fait, notre religion gagnerait à être enseignée dans la langue de chacun des pays où elle s’est établie. Le Coran devrait être traduit dans toutes les langues de la Terre ; à moins que l’apprentissage de l’arabe ne s’améliore. Cela dit, suivre cette direction supposerait que l’arabe devienne la langue principale du monde, ce qui n’est pas un projet bien réaliste, et pourrait même être considéré comme une autre façon de mener le jihad.

Une autre fois, alors qu’Ibrahim écrivait quelque chose sur la théorie des cycles dynastiques, commune à la Chine et à l’islam, sa femme avait envoyé promener tout ça, comme elle l’aurait fait d’une broderie ratée :

— On n’étudie pas l’histoire comme on étudie les saisons. C’est une métaphore pour imbéciles. Et si cela n’avait rien à voir ? Et si l’histoire était un fleuve et coulait éternellement ?

Peu après, Ibrahim écrivit dans son Commentaire de la Doctrine du Grand Cycle de l’Histoire :

Ibn Khaldun, le plus illustre historien musulman, parle dans la Muqaddimah des grands cycles de dynasties. Ce modèle cyclique a également été identifié par la plupart des historiens chinois, à commencer par Han Dong Zongshu, dans la Rosée luxuriante des annales du printemps et de l’automne. Il y jette les bases d’un système inspiré de Confucius, que Kang Yuwei complétera par la suite, dans ses Commentaires des Rites de l’Évolution, où il est question des Trois Âges – le Désordre, la Petite Paix, la Grande Paix –, chacun passant par des cycles internes de plus petits désordres, petites paix et grandes paix, de telle sorte que les trois deviennent neuf, les neuf quatre-vingt-un et ainsi de suite. La cosmologie religieuse hindoue, qui était jusqu’à présent le seul système de cette civilisation à aborder l’histoire en tant que telle, parle aussi de grands cycles. Il y a d’abord le Kalpa, qui est une journée dans la vie de Brahma, et qui dure quatre milliards trois cent vingt millions d’années. Il est divisé en quatorze Manvataras, divisés à leur tour en soixante et onze Maha-yugas, de trois millions trois cent vingt mille ans chacun. Chaque Maha-yuga, ou Grand Âge, est divisé en quatre âges, Satya-yuga, l’âge de la paix, Treta-yuga, Dvapara-yuga, et Kali-yuga, qui est l’âge où nous sommes, un âge de déclin et de désespoir, en attente de renouveau. Ces périodes de temps, beaucoup plus longues que celles de la plupart des autres civilisations, semblent excessives à de nombreux commentateurs des origines, mais il faut ajouter que, plus on apprend de choses sur l’antiquité de la Terre, grâce aux coquillages retrouvés au sommet des montagnes, aux strates de dépôts sédimentaires, et ainsi de suite, plus il semble que les introspections hindoues ont parfaitement réussi à lever le voile sur le passé pour accéder à la véritable échelle des choses.