Mais, dans tous les cas, les cycles ne sont observables qu’à condition d’ignorer l’essentiel des retranscriptions de ce qui s’est réellement passé, et ne sont, de toute façon, très probablement, que des théories basées sur la succession des années et le retour des saisons ; les civilisations n’étant vues que comme les feuilles d’un arbre, connaissant un cycle de croissance et de déclin, puis de renaissance. Il se pourrait fort bien que l’histoire proprement dite ne suive pas du tout ce modèle, et que chaque civilisation engendre son destin particulier, qui ne saurait être relié à aucun modèle cyclique sans altérer la réalité des événements.
Ainsi, l’expansion extrêmement rapide de l’islam ne semble correspondre à aucun cycle, et son succès résulte peut-être du fait qu’il ne proposait pas un cycle, mais une marche vers Dieu, un message très simple – en opposition à la fâcheuse tendance de la plupart des philosophies du monde à vouloir tout systématiser. Un message que les masses pouvaient comprendre facilement.
Kang Tongbi elle aussi passait une bonne partie de son temps à écrire, complétant son anthologie de poèmes féminins, les regroupant par thèmes, et écrivant des commentaires explicitant leur apport particulier à l’ensemble. Elle commença aussi, avec l’aide de son mari, un Traité sur l’histoire des femmes du Hunan, dans lequel ses idées, ou du moins ses commentaires, reflétaient le plus souvent la pensée de son mari – comme il le faisait dans ses propres livres. Cela permettrait plus tard aux chercheurs de confronter leurs écrits de ces années à Lanzhou, et d’en faire une sorte de dialogue vivant, ou de chant à deux voix.
Mais les opinions de Kang étaient bien à elle, et Ibrahim les aurait, le plus souvent, réfutées. Plus tard cette année-là, par exemple, agacée par l’inanité du conflit qui déchirait la région, et redoutant qu’un conflit de plus grande ampleur ne surgisse, sentant un orage s’amonceler au-dessus d’eux, prêt à éclater, Kang écrivit dans son Traité :
On peut donc voir émerger des religions et des systèmes de pensée différents selon le type de société où ils ont vu le jour. La façon dont les gens se nourrissent détermine leur façon de penser et leur type de croyance. Les sociétés agricoles croient aux dieux des pluies, aux dieux des semences, et généralement à tous les dieux affectant d’une manière ou d’une autre le travail des récoltes (c’est le cas de la Chine). Les peuples qui élèvent du bétail croient en un dieu berger, unique (c’est le cas de l’islam). Dans chacune de ces deux cultures transparaît la notion primitive de dieux aidants, tels des géants qui observeraient les hommes du haut des nuages, ou des parents qui ne s’en comporteraient pas moins comme de sales gosses, décidant, au gré de leurs caprices, qui récompenser, qui punir, sur la base des lâches sacrifices consentis par les hommes soumis à leurs lubies. Les religions qui prêchent le sacrifice ou la prière à de pareils dieux, dans le but d’en obtenir une rétribution matérielle, sont les religions de peuples désespérés et ignorants. Ce n’est que dans les sociétés les plus sûres et les plus avancées que l’on trouve des religions susceptibles d’affronter la réalité de l’univers, et de reconnaître qu’il n’y a pas de manifestations évidentes d’un quelconque dieu, sinon l’existence du cosmos même, ce qui veut dire que tout est sacré, qu’il y ait un dieu ou non pour nous regarder.
Ibrahim lut son manuscrit, et se prit la tête dans les mains, en soupirant.
— Ma femme est plus sage que moi ! dit-il. Je suis un homme comblé. Il y a tout de même des moments où j’aurais préféré ne pas étudier les idées, mais les choses. J’ai l’impression d’être au-delà de mon domaine de compétences.
Pas un jour ne passait sans qu’on apprenne que les Qing avaient de nouveau tué des musulmans. On était censé défendre le Vieil Enseignement et combattre le Nouvel Enseignement, mais des bureaucrates ignorants et ambitieux étaient arrivés de l’intérieur, accumulant les bavures. Par exemple, Ma Wuyi, le successeur de Ma Laichi, et non de Ma Mingxin, reçut l’ordre de s’exiler au Tibet, avec tous ses adeptes. Vieil Enseignement, nouveau territoire, disaient les gens en pleurant de rage à l’annonce de cette bourde administrative, qui entraînerait sans aucun doute de nombreuses morts. Cela devint la troisième des Cinq Grandes Erreurs de la campagne de suppression. Et le désordre s’accrut.
Un jour, un musulman chinois, nommé Tian Wu, rallia ouvertement les Jahriyyas, pour les aider à se révolter et à secouer le joug de l’oppression de Beijing. Cela se passa juste au nord du Gansu, et tout le monde à Lanzhou se mit à stocker des vivres en prévision de la guerre.
Bientôt, de nouvelles bannières arrivèrent, et comme tout le reste, la guerre devait traverser le corridor de Gansu, pour aller d’est en ouest. Ainsi, alors que la plupart des combats avaient lieu dans le lointain Gansu, à l’est, ils en recevaient constamment des nouvelles à Lanzhou – aussi fréquentes que le passage des troupes fraîches.
Kang Tongbi trouva des plus déconcertantes l’idée que la majorité des combats puissent se dérouler à l’est, entre l’intérieur et leur ville. Il fallut plusieurs semaines à l’armée Qing pour écraser les forces de Tian Wu, bien que ce dernier ait été tué dès les premiers jours de combat. Peu après, on apprit à Gansu que le général Qing Li Shiyao avait donné l’ordre de massacrer plus d’un millier de femmes et d’enfants à l’est de Gansu.
Ibrahim était désespéré.
— Maintenant, tous les musulmans de Chine sont pour la Jahriyya dans leur cœur.
— C’est possible, répondit Kang cyniquement. Mais cela ne les empêche pas d’accepter que les territoires de la Jahriyya soient confisqués par le gouvernement.
Il était également avéré que des congrégations de la Jahriyya se créaient maintenant partout, au Tibet, au Turkestan, en Mongolie, en Mandchourie, et vers le sud, jusqu’au lointain Yunnan. Aucune autre secte musulmane n’avait jamais attiré autant d’adeptes, et nombreux étaient les réfugiés qui, fuyant les guerres à l’ouest, entraient dans la Jahriyya dès leur arrivée, heureux de trouver à s’enrôler, après avoir subi le traumatisme d’une guerre civile musulmane, dans un jihad radical contre des infidèles.
Jamais pendant ces périodes de trouble Ibrahim et Kang – dont la grossesse était bien avancée – n’avaient perdu l’habitude de se retirer, le soir, sur leur véranda, afin d’y regarder la Tao se jeter dans le Fleuve Jaune. Ils commentaient les nouvelles du jour, parlaient de leur travail, comparaient poèmes et textes religieux, comme si c’étaient les seules choses qui comptaient vraiment. Kang essaya d’apprendre l’alphabet arabe, qu’elle trouva difficile, mais instructif.
— Regarde, disait-elle, il n’y a pas moyen de reproduire les tonalités du chinois dans cet alphabet, en tout cas pas vraiment. Et je suppose que l’inverse est également vrai !