Elle fit un geste pour montrer l’endroit où se rejoignaient les fleuves.
— Tu disais que les gens pouvaient se mélanger comme les eaux de ces deux fleuves. C’est possible. Mais regarde la ligne de partage, à l’endroit où ils se rejoignent. Regarde comme on continue de voir ces tourbillons d’eau claire dans tout ce jaune.
— Une centaine de lis plus loin c’est différent, contesta Ibrahim.
— Peut-être. Mais je m’interroge. En fait, tu dois être en train de devenir comme l’un de ces Sikhs dont tu m’as parlé, qui prennent le meilleur des anciennes religions et en font quelque chose de nouveau.
— Et le bouddhisme, alors ? demanda Ibrahim. Tu disais qu’il avait profondément modifié la religion en Chine. Comment faire pour l’appliquer également à l’islam ?
Elle réfléchit un instant.
— Je ne suis pas sûre que ce soit possible. Le Bouddha a dit qu’il n’y avait pas de dieux, mais plutôt des êtres conscients, présents dans chaque chose, même dans les nuages, ou les rochers. Tout est sacré.
— Il faut qu’il y ait un dieu, soupira Ibrahim. L’univers ne peut venir de rien.
— Nous n’en savons rien.
— Je crois que c’est Allah qui l’a créé. Mais maintenant, c’est peut-être à nous de choisir. D’ailleurs, ne nous a-t-il pas dotés de libre arbitre, pour voir ce que nous ferions ? Encore une fois, la Chine et l’islam détiennent peut-être chacun une partie d’une même vérité. Peut-être que le bouddhisme en détient une troisième. Nous devons les réunir. Ou ce sera un désastre.
La nuit tomba sur la rivière.
— Il faut que tu fasses progresser l’islam, dit Kang.
Ibrahim frémit.
— Le soufisme s’y est évertué pendant des siècles. Les soufis essayent de le faire progresser, les wahhabites de le faire régresser, disant qu’il ne peut y avoir ni amélioration, ni progrès. Et ici l’empereur écrase les deux.
— Pas vraiment. Le Vieil Enseignement est reconnu par la loi impériale. Les livres de ton Liu Zhu font partie de la collection impériale de textes sacrés. Ce n’est pas comme avec les taoïstes. Même le bouddhisme ne jouit pas auprès de l’empereur d’autant de considération que l’islam.
— Jusqu’à maintenant, déplora Ibrahim. Tant qu’il se tenait tranquille, loin à l’ouest. Mais à présent ces jeunes têtes brûlées sont en train d’embraser la situation, ruinant toute chance de coexistence.
Kang n’ajouta rien à ses paroles. C’est ce qu’elle disait depuis longtemps déjà.
Maintenant, il faisait parfaitement nuit. Les paisibles habitants de Lanzhou étaient tous rentrés chez eux, aucun n’osant se risquer dehors, malgré les hauts murs de la ville. C’était bien trop dangereux.
D’autres nouvelles arrivèrent, en même temps qu’un nouvel afflux de réfugiés venus de l’ouest. Le sultan ottoman avait apparemment fait alliance avec les émirats des steppes au nord de la mer Noire – ces descendants des États de la Horde d’or, qui n’étaient que très récemment sortis de l’anarchie. Ensemble, ils avaient vaincu les armées de l’empire safavide, écrasant les bastions chiites en Iran et poursuivant vers l’est, en direction des malheureux émirats désorganisés d’Asie centrale et des routes de la Soie. Le chaos régnait partout dans les terres du Milieu, avec son cortège de nouvelles guerres en Irak et en Syrie, de famines et de destructions. Pourtant, on avait dit qu’avec la victoire ottomane la paix s’établirait dans cette partie occidentale du monde. En attendant, des milliers de musulmans chiites se dirigeaient vers le Pamir, où ils pensaient trouver des États réformistes amicaux. On aurait dit qu’ils ignoraient que la Chine s’y trouvait.
— Dis-m’en plus sur l’enseignement du Bouddha, demanda un jour Ibrahim lors d’une de leurs conversations sur la véranda. J’ai l’impression que c’est très primitif et centré sur soi. Tu sais : les choses sont ce qu’elles sont, et chacun s’y adapte, se préoccupant avant tout de lui-même. Tout est bien. Or, apparemment, les choses dans ce monde ne vont pas bien. Qu’en pense le bouddhisme ? N’a-t-il rien de mieux à proposer, ou est-ce qu’il se contente de dire que les choses sont ce qu’elles doivent être ?
— « Si tu veux aider les autres, fais preuve de compassion. Si tu veux t’aider toi-même, fais preuve de compassion. » C’est ce que dit le Dalaï Lama des Tibétains. Et Bouddha lui-même a dit à Sigala, qui vouait un culte aux Six Directions, que la discipline noble interpréterait les Six Directions par parents, professeurs, épouse et enfants, amis, serviteurs et employés, et gens de religion. Ce sont eux qui devraient être adorés, disait-il. Adorés, est-ce que tu comprends ? Comme des choses sacrées. Les gens de ta propre vie ! Ainsi, la vie quotidienne devient elle-même une sorte de culte, tu vois ? Il ne s’agit pas de prier le vendredi et de terroriser le monde entier pendant le reste de la semaine.
— Ce n’est pas ce que prône Allah, je te l’assure.
— Non. Mais il y a bien le jihad, n’est-ce pas ? Maintenant, on dirait que tout le Dar al-Islam est en guerre, contre lui-même ou le reste du monde. Les bouddhistes n’ont jamais conquis quoi que ce soit. La non-violence, la compassion, la gentillesse composent la matière de plus de la moitié des Dix Directives du Bouddha adressées au Bon Roi. Asoka ravagea l’Inde dans sa jeunesse, puis il devint bouddhiste, et n’a plus jamais tué personne. Il était le Bon Roi personnifié.
— Mais si peu imité.
— C’est vrai. Nous vivons des temps barbares. Le bouddhisme se répand grâce à des gens qui veulent se convertir de leur plein gré, dans le but de faire le bien, ce qui leur semble juste. Mais le pouvoir se trouve entre les mains de ceux qui préfèrent utiliser la force. L’islam emploiera la force, l’empereur emploiera la force. Ils régneront sur le monde. Ou se battront pour sa domination, jusqu’à ce qu’il soit détruit.
Une autre fois, elle ajouta :
— Ce que je trouve intéressant, dans toutes ces religions des temps anciens, c’est que seul le Bouddha ne s’est pas proclamé Dieu. Il n’a même pas prétendu parler à Dieu. Les autres ont tous prétendu être Dieu, ou le fils de Dieu, ou parler au nom de Dieu. Alors que le Bouddha s’est contenté de dire : il n’y a pas de Dieu. L’univers lui-même est sacré, les êtres humains sont sacrés, tous les êtres conscients sont sacrés et peuvent tendre vers l’illumination. Tout ce qu’il faut, c’est faire un peu plus attention au quotidien, aux petits riens de la vie, remercier et rendre grâce pour chaque chose qu’on fait dans la journée. C’est la moins contraignante des religions. Ce n’est même pas une religion en fait, plutôt un mode de vie.
— Mais alors, que font toutes ces statues de Bouddha que je vois partout, et ces cultes qu’on lui voue, dans des temples ? Tu passes toi-même beaucoup de temps à prier.
— C’est en partie dû au fait que le Bouddha est révéré comme un homme modèle. Les esprits simples le voient autrement, c’est certain. Mais ce sont surtout des gens qui s’agenouillent devant tout et n’importe quoi, et pour eux, Bouddha n’est qu’un dieu parmi d’autres. Ils n’ont rien compris. En Inde, ils en ont fait un avatar de Vishnou, un avatar qui tente délibérément d’éloigner les gens du culte que l’on doit vouer à Brahma, n’est-ce pas ? Non, pas de doute, beaucoup de gens n’y ont rien compris. Mais il est là, attendant d’être vu, s’ils le veulent.
— Et tes prières ?
— Prier m’aide à y voir plus clair.
Assez rapidement, l’insurrection de la Jahriyya fut matée, et la partie ouest de l’empire parut retrouver un semblant de paix. Mais il y avait à présent des forces plus profondes à l’œuvre, qui préparaient, sans relâche, dans la clandestinité, une nouvelle rébellion musulmane. Ibrahim redoutait que même le problème de la Grande Entreprise ne redevienne d’actualité. Les gens parlaient de troubles à l’intérieur, de sociétés secrètes Han et de confréries cherchant à renverser les empereurs mandchous de leur trône pour y rasseoir les Ming. De telle sorte que le gouvernement commença à se méfier des Han ; après tout, l’empereur était mandchou, c’est-à-dire un étranger. Et même le confucianisme extrêmement pointilleux de l’empereur Qianlong ne pouvait pas passer ce fait sous silence. Si les musulmans à l’ouest de l’empire se révoltaient, alors il y aurait des Chinois, à l’intérieur et sur la côte sud, pour y voir une occasion d’intensifier leur propre rébellion ; et l’empire risquerait d’éclater. À n’en pas douter, il semblait que le sheng shi, l’apogée du cycle de cette dynastie particulière (si un tel apogée existait bien), venait d’être franchi.