Ibrahim écrivit plusieurs fois à l’empereur, afin de l’inciter à reconnaître publiquement le Vieil Enseignement, de façon à le faire bénéficier lui aussi de la faveur impériale. L’islam deviendrait ainsi l’une des religions officielles de l’empire, au même titre que le bouddhisme et le taoïsme.
Mais l’empereur ne répondait jamais à ces lettres – et à en juger par le contenu de la magnifique calligraphie vermillon peinte au bas des autres pétitions renvoyées par l’empereur à Lanzhou, il paraissait assez peu probable qu’Ibrahim reçoive un jour une réponse plus favorable. « Pourquoi ne sommes-nous entouré que de canailles et d’imbéciles ? s’indignait l’un des commentaires impériaux. Les coffres n’ont cessé de s’emplir de l’or et de l’argent du Yingzhou depuis le début de notre règne, et nous n’avons jamais été aussi prospère. »
L’empereur marquait un point, c’était certain. Et il en savait beaucoup plus sur l’empire que n’importe qui. Pourtant, Ibrahim persévéra. Et pendant ce temps, de nouveaux réfugiés continuaient de se déverser vers l’est, au point que le corridor de Gansu, le Shaanxi et Xining furent bientôt envahis par ces nouveaux arrivants – des musulmans, qui ne s’entendaient pas nécessairement entre eux, mais vivaient comme si leur hôte, la Chine, n’existait pas. Lanzhou continua apparemment de prospérer, les marchés grouillaient de gens et de marchandises, les mines, les fonderies, les forges ne cessaient de livrer de nouveaux armements, de nouvelles machines de toutes sortes, engins agricoles, métiers mécaniques, véhicules ; mais la partie délabrée de la ville s’étendait maintenant le long des rives du Fleuve Jaune sur de nombreux lis, et les deux rives de la Tao étaient encombrées de taudis, où les gens vivaient sous des tentes, dans le meilleur des cas. Les anciens habitants de la ville ne la reconnaissaient plus, et tous restaient, s’ils étaient prudents, cloîtrés derrière leur porte à la nuit tombée.
Un jour, en aidant Ibrahim à remettre de l’ordre dans ses livres et ses parchemins, ses encriers et ses pinceaux, Kang s’arrêta pour lire l’une de ses pages :
« L’histoire peut être vue comme une série de chocs entre civilisations, ces chocs permettant aux choses d’avancer, au progrès de s’accomplir. Cela ne se produit peut-être pas au moment du heurt, ces périodes étant généralement marquées par la destruction et la guerre, mais bien après, au moment où chacune des deux cultures essaie de se redéfinir et de marquer sa suprématie. Alors, de grands progrès peuvent se faire très rapidement, avec des créations remarquables dans les domaines technique et artistique. Les idées fleurissent, les gens tentent de s’entendre, et, au fil du temps, la compétition aidant, naissent les plus fortes, les plus souples, les plus généreuses des idées. C’est ainsi que le Fulan, l’Inde et le Yingzhou progressent malgré les difficultés, alors que la Chine dépérit du fait même de sa structure monolithique, et ce en dépit des énormes quantités d’or qui affluent du Dahai. Une civilisation isolée ne peut progresser. Elle ne peut y arriver qu’en entrant en conflit avec une ou plusieurs autres. À l’image de ces vagues, sur la plage, qui ne sont jamais aussi hautes que lorsque d’autres, devant elles, refluent et les heurtent, dans un bouillonnement d’eau blanche s’élevant dans les airs à des hauteurs impressionnantes. L’histoire ne suit peut-être pas les mouvements des saisons, mais celui des vagues dans la mer, allant de-ci de-là, s’entrechoquant, s’appariant et se séparant, formant parfois de si magnifiques figures qu’on dirait, pour un temps, une véritable Montagne de Diamant d’énergie culturelle. »
Kang reposa la feuille, et regarda tendrement son mari.
— Si seulement c’était vrai, dit-elle doucement.
— Quoi ?
Il avait levé les yeux.
— Tu es quelqu’un de bien, mon mari. Mais je crois que tu t’es lancé, par bonté, dans une aventure impossible.
Et puis, au cours de la quarante-quatrième année du règne de l’empereur Qianlong, alors que la grossesse de Kang Tongbi approchait de son terme, il plut durant tout le troisième mois, et, partout, les terres furent inondées. Était-ce à cause de la misère provoquée par ces inondations, ou parce que ses chefs avaient prévu de mettre à profit la confusion qu’elles avaient causée, personne n’aurait su le dire ; en tout cas, la rébellion reprit de plus belle, dans tout l’Ouest. Cette fois, les insurgés musulmans attaquaient les villes les unes après les autres, et pendant que les factions chiites, wahhabites, de la Jahriyya et de la Khafiyya s’entretuaient dans toutes les mosquées et à tous les coins de rues, les bannières Qing elles-mêmes ployèrent sous les coups redoublés des rebelles. La situation était si grave que le bruit commença à courir que le gros de l’armée impériale arriverait bientôt ; mais entre-temps la dévastation s’était répandue partout, et à Gansu la nourriture commença à manquer.
Lanzhou fut à nouveau assiégée, cette fois par une coalition de diverses sectes de rebelles immigrés musulmans, de toutes les nationalités. Dans la maisonnée d’Ibrahim, chacun fit de son mieux pour protéger les derniers jours de la grossesse de la maîtresse de maison. Malheureusement, il avait tellement plu que les eaux du Fleuve Jaune avaient dangereusement grossi, et menaçaient de déborder. Et comme ils se trouvaient au point de confluence du Fleuve Jaune et de la rivière Tao, leur domaine était le premier concerné. Les hautes falaises de la ville n’étaient pas si hautes que ça, finalement. C’était un spectacle effrayant que celui des eaux brunes, bouillonnantes, montant à tout allure vers la ville. Enfin, le quinzième jour du dixième mois, alors que l’armée impériale n’était plus qu’à un jour de marche en aval, et que la perspective d’être assiégés paraissait s’éloigner, la pluie se mit à tomber plus fort que jamais ; et les flots de la rivière et du fleuve montèrent tant qu’ils inondèrent la ville.
C’est à ce terrible moment qu’une explosion – provoquée par des rebelles, pensèrent-ils tous – détruisit le barrage en amont de la Tao. Une vague immense d’eau boueuse dévala la rivière, sortit de son lit, inonda les réservoirs, déjà pleins, de Lanzhou et se jeta dans le Fleuve Jaune, dont elle grossit encore les flots, de telle sorte que l’eau monta jusqu’au sommet des collines qui bordaient l’étroite vallée de la rivière. Quand l’armée impériale arriva, Lanzhou tout entière était recouverte d’une eau marronnasse. On en avait jusqu’aux genoux, et l’eau continuait à monter.