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Ibrahim était parti à la rencontre de l’armée impériale, en compagnie du gouverneur de Lanzhou, afin de s’entretenir avec son nouveau commandement et d’aider les autorités à trouver les chefs rebelles avec lesquels elles pourraient négocier. C’est ainsi qu’au plus fort de l’inondation, tandis que les flots continuaient de monter autour des murs du domaine d’Ibrahim, seules les femmes et quelques serviteurs étaient présents pour faire face au désastre.

Les murs du domaine et les sacs de sable qu’ils avaient placés devant les portails parurent d’abord suffire, puis on apprit, par des gens qui fuyaient la ville et tentaient de gagner d’autres endroits, plus élevés, que le barrage venait d’être détruit et que des trombes d’eau menaçaient d’envahir le domaine.

— Venez vite ! hurla Zunli. Nous devons fuir, gagner les hauteurs ! Il faut partir, maintenant !

Kang Tongbi l’ignora. Elle était occupée à bourrer des coffres avec ses papiers et ceux d’Ibrahim. Mais il y avait des pièces et des pièces entières de livres et de parchemins, ainsi que le lui fit remarquer Zunli. Jamais elle n’aurait le temps de tous les sauver.

— Alors aide-moi ! grinça Kang, s’activant à un rythme de plus en plus effréné.

— Mais comment ferons-nous pour tous les déplacer ?

— Mets les boîtes dans le palanquin, vite !

— Et comment vous enfuirez-vous ?

— Je marcherai ! Dépêche-toi ! Allons, allons !

Ils remplirent les boîtes.

— Mais ce n’est pas bien ! protesta Zunli en regardant le ventre arrondi de Kang. Ibrahim aurait souhaité que vous partiez. Il ne se serait pas soucié de ces livres !

— Bien sûr que si ! hurla Kang. Allez, emballe ! Va chercher les autres, et emballez tout ça !

Zunli fit ce qu’il pouvait. Toute une heure passée à courir, paniqués, les avait épuisés, les autres serviteurs et lui-même, alors que Kang Tongbi commençait seulement à s’essouffler.

Finalement, elle se laissa fléchir. Ils sortirent par le portail principal du domaine et furent immédiatement environnés par une eau brunâtre, qui leur arrivait aux genoux et cherchait à pénétrer dans le domaine, dont ils parvinrent heureusement à refermer le portail. C’était un spectacle très étrange, en vérité, que de voir la ville tout entière transformée en lac mousseux et marron. Le palanquin avait été tellement chargé de livres et de documents que tous les serviteurs durent se réunir sous ses barres pour le soulever et le déplacer. Le lent grondement de l’eau en train d’envahir la ville faisait vibrer l’air, de façon si affreuse qu’ils en avaient des frissons. Le lac brun, écumant, qui avait largement débordé le lit de la rivière et envahi la ville, montait maintenant à l’assaut des collines alentour. Lanzhou était complètement inondée. Les servantes pleuraient, vrillant l’air de leurs longues plaintes, de leurs cris, de leurs hurlements. Pao semblait avoir disparu. C’est alors que Kang entendit ce que seules les oreilles d’une mère pouvaient entendre – un enfant pleurer.

Kang se rendit compte alors qu’elle avait oublié son propre fils. Elle fit demi-tour et retourna dans le domaine, se faufilant par le portail que l’eau avait fini par ouvrir. Les serviteurs, occupés à manœuvrer le lourd palanquin, ne la virent pas partir.

Elle se rua, mi-nageant, mi-courant, dans les flots qui montaient toujours, jusqu’à la chambre de Shih. Le domaine était complètement inondé.

Shih avait apparemment commencé par se cacher sous son lit, mais l’eau avait fini par l’en chasser, l’obligeant à monter dessus. Il s’y tenait, recroquevillé, terrifié.

— Au secours ! Maman, au secours !

— Viens vite, allez !

— Je ne peux pas ! Je ne peux pas !

— Je ne peux pas te porter, Shih. Viens ! Les serviteurs sont tous partis, il n’y a plus que toi et moi !

— Je ne peux pas !

Il éclata en sanglots, se blottissant sur son lit comme un enfant de trois ans.

Kang le regarda. Sa main droite se tendait déjà vers le portail, comme pour abandonner le reste de son corps. Elle se mit à rugir, attrapa le garçon par l’oreille, l’obligeant à se relever.

— Dépêche-toi, sinon je t’arrache l’oreille, espèce de hui ! hurla-t-elle.

— Je ne suis pas le hui ! C’est Ibrahim le hui ! Tout le monde est un hui, mais pas moi ! Aïe ! brailla-t-il, tandis que sa mère lui tordait l’oreille, la décollant quasiment de sa tête.

Elle le traîna ainsi, à travers les eaux montantes, jusqu’au portail du domaine.

Comme ils sortaient, une brusque montée d’eau leur arriva dessus, à hauteur de taille pour elle, de poitrine pour lui. Quand la vague reflua, le niveau de l’eau s’était encore élevé. Ils en avaient jusqu’aux cuisses. Le rugissement était assourdissant. Ils ne pouvaient s’entendre. Aucun serviteur n’était en vue.

Un terrain surélevé se trouvait juste au bout de l’avenue qui menait à la muraille sud de la ville. Kang s’y dirigea, en cherchant ses serviteurs du regard. Elle trébucha et lâcha un juron : l’une de ses sandales papillons venait d’être aspirée par un trou d’eau. Elle retira l’autre, décidant de poursuivre pieds nus. Shih semblait s’être évanoui. Il était plongé dans un état catatonique, et elle avait dû passer un bras sous ses genoux pour le soulever et l’emmener avec elle, le faisant reposer au sommet de son gros ventre rond. Elle appela ses serviteurs d’une voix bouillonnante de colère, mais ne put entendre son propre cri. Elle glissa une nouvelle fois et implora Guanyin, Celle Qui Entend les Pleurs.

C’est alors qu’elle aperçut Xinwu, qui nageait vers elle comme une loutre. Il avait un air sérieux, déterminé. Derrière lui, Pao pataugeait dans sa direction, ainsi que Zunli. Xinwu prit Shih des bras de Kang et lui donna une grande claque sur son oreille déjà rouge.

— Par ici ! hurla-t-il à Shih, en pointant la muraille.

Kang vit avec surprise Shih s’y diriger en courant, bondissant hors de l’eau au fur et à mesure qu’il avançait. Xinwu resta à côté d’elle, pour l’aider à progresser dans l’avenue inondée. Elle était comme l’une de ces barges du canal, ballottée par le courant, les vagues frappant la proue de son ventre distendu. Pao et Zunli les rejoignirent pour l’aider.

— J’étais partie en avant pour m’assurer qu’on avait pied ! hurla-t-elle, les yeux pleins de larmes. Quand je suis revenue, je croyais que vous étiez dans le palanquin !

De son côté, Zunli disait qu’il la croyait partie avec Pao. Enfin, la pagaille habituelle.

Depuis les murailles, les autres serviteurs leur criaient des encouragements, regardant monter le niveau de l’eau. « Dépêchez-vous ! criaient-ils, les yeux écarquillés de terreur. Dépêchez-vous ! »

Au pied de la muraille, le courant était très fort. Kang tenta gauchement de résister aux flots, glissant au moindre petit pas. Des gens firent descendre vers eux une échelle de bois, du haut de la muraille, et Shih y grimpa à toute allure. Kang s’y accrocha tant bien que mal. Elle n’était jamais montée à une échelle auparavant, et les efforts que faisaient Xinwu, Pao et Zunli pour la pousser ne l’aidaient pas vraiment. Elle avait le plus grand mal à garder ses pieds abîmés sur les barreaux ronds de l’échelle ; pour tout dire, ses pieds n’étaient même pas aussi longs que la largeur des barreaux. Elle n’arrivait à rien. De plus, elle vit du coin de l’œil une grande vague marron, charriant des détritus, se jeter sur les murailles, y arrachant chaque échelle et tout ce qu’on y avait posé. Elle se hissa par la force des bras et parvint enfin à poser un pied sur un barreau sec.