Pao et Zunli la soutenaient de leur mieux, lorsque des mains se tendirent depuis la muraille pour l’aider à s’y hisser. Enfin, Pao, Zunli et Xinwu vinrent l’y rejoindre. Au même moment, la grande vague marron emporta l’échelle, qui disparut dans les flots.
Beaucoup de monde s’était réfugié en haut des murailles, qui formaient à présent une sorte d’île, toute en longueur, au milieu des eaux. Des gens, sur le toit d’une pagode, faisaient de grands gestes. Tout le monde sur la muraille regardait Kang, qui arrangeait les plis de sa robe et chassait de la main ses cheveux de sa figure, tout en s’assurant que tous ceux du domaine étaient bien là. Elle eut un rapide sourire. C’était la première fois, d’ailleurs, qu’ils la voyaient sourire.
Quand ils retrouvèrent Ibrahim, tard dans la journée, après avoir été emmenés en barque sur une colline plus au sud, au-dessus de la ville inondée, Kang ne souriait plus. Elle serra Ibrahim contre elle, et ils s’assirent, au milieu d’un chaos de gens.
— Écoute-moi bien, lui dit-elle, une main sur le ventre, si jamais c’est une fille…
— Je sais, dit Ibrahim.
— Si jamais c’est une fille, je ne veux pas entendre parler de lui bander les pieds.
4. La vie après la vie
Bien des années plus tard, une ère plus tard, deux vieillards étaient assis sur leur véranda et regardaient couler le fleuve. Depuis qu’ils se connaissaient, ils avaient discuté de toutes sortes de choses. Ils avaient même écrit ensemble une histoire du monde, mais ils ne parlaient plus beaucoup, maintenant, si ce n’est pour se montrer un détail du jour finissant. Ils ne parlaient que très rarement du passé, et jamais du temps où ils étaient restés assis tous les deux dans une pièce obscure, à plonger dans la lumière de la bougie, qui leur avait permis d’entrevoir ces étranges vies antérieures. Il était trop perturbant de se rappeler à quel point ces heures avaient été terrifiantes et impressionnantes. De plus, le message était passé, la connaissance acquise. Il y avait dix mille ans qu’ils étaient ensemble : bien sûr. Ils étaient un vieux couple marié. Ils le savaient, et ça suffisait. Ils n’avaient pas besoin d’approfondir le sujet.
Ça aussi, c’est le bardo ; le nirvana. Quand l’éternel vous touche.
(C’est ce que sa femme lui avait appris à voir.)
Un jour, donc, avant de sortir sur la véranda admirer le coucher du soleil avec sa compagne, le vieil homme resta assis devant sa page blanche tout le long de l’après-midi, à réfléchir, en regardant les piles de livres et de manuscrits derrière lesquelles disparaissaient les murs de son bureau. Finalement, il prit son pinceau et il écrivit, à lents, très lents coups de pinceau :
La Fortune et les Quatre Grandes Inégalités
Les archives éparses et les ruines dévastées du Vieux Monde nous disent que les civilisations primitives virent le jour en Chine, en Inde, en Perse, en Égypte, au Moyen-Orient et en Anatolie. Les premiers fermiers de ces régions fertiles acquirent des méthodes de culture et d’entreposage qui produisirent des moissons en quantité bien plus importante que les besoins du moment. Très vite, des soldats, soutenus par des prêtres, prirent le pouvoir dans toutes les régions, et leur nombre augmenta. Ils accaparèrent ces nouvelles récoltes, surabondantes, par le biais d’impôts et de saisies directes. Le travail était réparti entre les groupes décrits par Confucius et le système des castes hindou : les guerriers, les prêtres, les artisans et les fermiers. Avec cette division du travail, la domination des fermiers par les guerriers et les prêtres fut institutionnalisée. Et cet assujettissement n’a jamais pris fin. C’était la première inégalité.
En même temps qu’ils divisaient le travail entre les civils, les hommes qui ne l’avaient pas déjà fait établirent une domination générale sur les femmes. Il se peut que cela se soit produit plus tôt, au cours des premiers âges de la pure et simple subsistance, mais il n’y a aucun moyen d’en être sûr ; ce que nous pouvons voir de nos propres yeux, c’est que dans les cultures pastorales les femmes travaillent à la fois chez elles et dans les champs. En réalité, pour vivre de la terre, il faut que tout le monde travaille. Mais, dès le début, les femmes firent ce dont les hommes avaient besoin. Et dans chaque famille, l’exercice du pouvoir de chaque individu reflétait la situation générale : le roi et son héritier dominaient les autres. C’était la deuxième inégalité, la troisième étant la domination des femmes et des enfants par les hommes.
La brève ère qui suivit fut marquée par le début des échanges entre les premières civilisations, l’ouverture des routes de la Soie qui reliaient la Chine, la Bactriane, l’Inde, la Perse, le Moyen-Occident, Rome et l’Afrique, et le déplacement des moissons en surplus dans tout l’Ancien Monde. L’agriculture s’adapta à ces nouveaux marchés, et la production de viande, de céréales en vrac et de cultures spécialisées – comme les olives, le vin et les mûriers – augmenta considérablement. Par ailleurs, les artisans fabriquèrent de nouveaux outils et, grâce à eux, des matériels agricoles et des vaisseaux plus performants. Certains groupes de négociants et certaines personnes commencèrent à saper le monopole du pouvoir qui appartenait aux premiers empires de prêtres militaires, et l’argent commença à remplacer la terre comme source ultime du pouvoir. Tout ceci se produisit bien avant que ne l’avancent ibn Khaldun et les historiens du Maghreb. Au cours de la période classique – vers 1200 avant l’Hégire –, en dehors du fait qu’ils avaient ébranlé les vieilles coutumes, les changements provoqués par le commerce avaient répandu et aggravé les trois premières inégalités, soulevant de nombreuses interrogations sur la nature humaine. Les grandes religions classiques furent fondées précisément pour tenter de répondre à ces questions – le zoroastrisme en Perse, le bouddhisme en Inde et les philosophies rationalistes en Grèce. Mais, quelles que soient ses particularités métaphysiques, chaque civilisation appartenait à un monde qui faisait circuler les richesses en tous sens et, pour finir, jusqu’aux élites ; ces mouvements de fortune devenaient la force motrice du changement dans les affaires humaines – en d’autres mots, de l’histoire. La richesse allait à la richesse. De la période classique à la découverte du Nouveau Monde (de 1200 avant l’Hégire à l’an 1000 de l’Hégire, à peu près), le commerce fit du Moyen-Occident l’épicentre du Vieux Monde, et une partie importante des richesses s’y concentra. C’est vers le milieu de cette période que l’islam apparut. Il en arriva très vite à dominer le monde. Il est vraisemblable que ce phénomène eut des motifs économiques sous-jacents. L’islam, et ce n’est peut-être pas un hasard, apparaissait au « centre du monde », la zone que l’on appelait parfois la Zone de l’Isthme, entourée par le golfe Persique, la mer Rouge, la Méditerranée, la mer Noire et la mer Caspienne. Toutes les routes commerciales nécessaires se croisaient à cet endroit, comme les artères du dragon dans une perspective feng shui. Il n’y a donc rien de particulièrement surprenant à ce que, pendant un moment, l’islam ait apporté au monde une monnaie universelle – le dinar – et une langue véhiculaire – l’arabe. Mais c’était aussi une religion. À vrai dire, ça devint même la religion universelle, et il faut bien comprendre que son succès en tant que religion venait en partie du fait que, dans un monde en proie à des inégalités croissantes, l’islam parlait d’un royaume où tous seraient égaux – égaux devant Dieu, sans considération d’âge, de sexe, de métier, de race ou de nationalité. C’était là que résidait le principal attrait de l’islam : l’inégalité pouvait être abolie ; on pouvait s’en affranchir dans le plus important des royaumes, le royaume éternel de l’esprit.