En attendant, pourtant, le commerce des denrées alimentaires et des produits de luxe se poursuivait dans tout le Vieux Monde, d’al-Andalus à la Chine. Ces échanges portaient essentiellement sur les animaux, le bois, le métal, le tissu, le verre, l’encre et les calames, l’opium, les pharmacopées et, de plus en plus au fur et à mesure que les siècles passaient, les esclaves. Ceux-ci venaient essentiellement d’Afrique, et ils prirent de l’importance, parce qu’il y avait de plus en plus de travail à faire, alors qu’en même temps les progrès du machinisme qui auraient permis d’obtenir des outils plus performants n’avaient pas encore été effectués, de sorte que ce surcroît de travail ne pouvait être assuré que par des hommes et des animaux. C’est pourquoi, en plus de l’assujettissement des fermiers, des femmes et de la famille, émergea une quatrième inégalité, celle de la race ou du groupe, conduisant à l’asservissement des peuples les plus faibles, aussitôt réduits en esclavage. Et l’accaparement des richesses par les élites se poursuivit.
La découverte du Nouveau Monde n’avait fait qu’accélérer le processus, générant à la fois plus de profits et plus d’esclaves. Les routes commerciales elles-mêmes s’étaient substantiellement déplacées de la terre à la mer, et l’islam ne contrôlait plus les carrefours comme il l’avait fait pendant un millier d’années. Le principal centre d’accumulation de profits s’était déplacé vers la Chine ; en vérité, la Chine aurait pu être le centre depuis le début. C’était elle qui avait toujours été la plus peuplée ; et dès l’antiquité, les gens du monde entier avaient fait le commerce des produits chinois. La balance commerciale de Rome avec la Chine était tellement déficitaire qu’elle perdait un million d’onces d’argent par an. La soie, la porcelaine, le bois de santal, le poivre – Rome, comme le monde entier, envoyait son or en Chine en échange de ces produits, et la Chine s’enrichissait. Et maintenant que la Chine avait pris le contrôle des côtes occidentales du Nouveau Monde, elle avait aussi commencé à profiter d’un afflux direct d’énormes quantités d’or, d’argent et d’esclaves. Cette double accumulation de richesses, à la fois par le commerce de marchandises manufacturées et par extraction directe, était quelque chose de nouveau, une sorte d’accumulation d’accumulations.
Il apparaît donc que la Chine est clairement la puissance montante du monde, en compétition avec la précédente puissance dominante, le Dar al-Islam, qui continue d’exercer une forte attraction sur les gens qui espèrent une justice au paradis, après y avoir renoncé sur Terre. L’Inde existe donc en tant que troisième culture géographiquement située entre les deux précédentes, faisant le lien entre elles, tout en étant bien évidemment influencée par elles. En attendant, les cultures primitives du Nouveau Monde, récemment reliées à la masse de l’humanité et aussitôt dominées par elle, luttaient pour leur survie.
D’une manière générale, l’histoire de l’humanité pourrait se résumer au vol des richesses, dont la destination se déplaçait au gré des puissances du moment, tout en répandant, toujours et partout, les quatre grandes inégalités. C’est l’histoire. Pour autant que je le sache, nulle part, dans aucune civilisation, à aucun moment les richesses créées par tous n’ont été équitablement distribuées. Le pouvoir s’est exercé partout où il pouvait, et chaque nouveau pouvoir s’est aussitôt empressé d’ajouter à l’inégalité générale. Laquelle a crû en proportion directe des richesses détournées ; parce que richesse et pouvoir sont presque la même chose. Les riches, en effet, achètent le pouvoir des armes dont ils ont besoin pour imposer plus d’inégalité. Et c’est ainsi que le cycle perdure. Résultat : pendant qu’un petit pourcentage d’êtres humains vit dans la profusion alimentaire, dans le confort matériel et l’accès au savoir, ceux qui n’ont pas cette chance sont devenus l’équivalent de facto d’animaux domestiques, attelés aux riches et aux puissants, produisant les richesses dont ils ne bénéficieront jamais. Quand vous êtes une jeune fille de ferme noire, que pouvez-vous dire au monde ? Et d’ailleurs, que pourrait vous dire le monde ? Vous subissez les quatre grandes inégalités et vous vivez une demi-vie à moitié vécue dans l’ignorance, la faim et la peur. En réalité, une seule de ces quatre grandes inégalités suffit à créer de telles conditions. Force est donc de reconnaître que la très grande majorité des êtres humains ayant jamais vécu a connu une vie de misère et de servitude, imposée par une petite minorité de riches et de puissants. Pour chaque empereur, chaque bureaucrate, chaque calife, chaque cadi, pour chacune de ces vies riches et comblées, il y a eu dix mille vies étriquées, gâchées, perdues. Même si on s’accorde a minima sur ce qu’est une vie bien remplie, et même si on admet que la vie spirituelle et la solidarité ont permis à beaucoup de pauvres et de malheureux de connaître un tant soit peu de bonheur et de réussite, on ne voit pas comment on pourrait conclure autrement qu’en disant qu’il y a eu plus de misère que de vies pleinement vécues. Toutes les religions du monde ont tenté d’expliquer ou d’atténuer ces inégalités, y compris l’islam, qui s’est montré original en imaginant un royaume dans lequel tous seraient égaux. Toutes ont essayé de justifier les inégalités de ce monde. Toutes ont échoué. Même l’islam a échoué. Le Dar al-Islam est aussi entaché par l’inégalité que le reste du monde. En réalité, je pense même maintenant que la description indienne et chinoise de la vie après la mort, le système de six lokas ou royaumes de réalité – les devas, les asuras, les hommes, les bêtes, les prêtas et les habitants de l’enfer –, n’est qu’une description métaphorique mais exacte de ce monde et des inégalités qui existent en lui : les devas vivant dans le luxe, jugeant les autres, les asuras se battant pour maintenir les devas dans leur position privilégiée, les hommes s’en sortant comme ils peuvent, les bêtes travaillant comme des bêtes, les prêtas, des sans-abri vivant dans la crainte de l’enfer, et les habitants de l’enfer, de pauvres hères réduits à l’esclavage par la misère.
Tant que le nombre des vies pleinement vécues ne sera pas supérieur au nombre des vies gâchées, nous resterons coincés dans une sorte de préhistoire, indigne du grand esprit de l’humanité. L’histoire en tant qu’histoire digne d’être racontée ne commencera que quand le nombre des vies pleinement vécues surpassera celui des vies gâchées. Il est à craindre que bien des générations ne passent avant que l’histoire ne commence. Toutes les inégalités devront prendre fin ; toutes les richesses excédentaires devront être distribuées équitablement. En attendant, nous ne sommes que des espèces de singes balbutiants, et l’humanité telle que nous aimons généralement l’envisager n’existe pas encore. Pour dire les choses en termes religieux, nous sommes encore dans le bardo, attendant de naître.
La vieille femme lut les pages écrites par son mari en faisant les cent pas sur leur longue véranda. Elle était très agitée. Lorsqu’elle eut fini sa lecture, elle caressa l’épaule de son mari. Le jour tirait à sa fin ; une nouvelle lune brillait comme une faucille dans le ciel indigo. Le fleuve noir coulait au loin. Elle s’approcha de son propre écritoire, à l’autre bout de la véranda, prit son pinceau et de quelques virgules rapides, spontanées, remplit une page.