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LIVRE 7

L’ÂGE DES GRANDS PROGRÈS

1. La chute de Konstantiniyye

Le troisième docteur du sultan et calife ottoman Selim, Ismail ibn Mani al-Dir, un Arménien, avait commencé sa carrière comme cadi, en étudiant le droit et la médecine à Konstantiniyye. Comme c’était un excellent médecin, il gravit rapidement les échelons de la bureaucratie ottomane, jusqu’au jour où le sultan Selim lui demanda de venir soigner l’une des femmes de son sérail. La fille du harem se rétablit grâce aux soins d’Ismail, qui guérit peu après le sultan Selim lui-même d’une maladie de peau. Après quoi, le sultan éleva Ismail au rang de médecin chef de la Sublime Porte et de son sérail.

Ismail passa alors son temps entre les nombreuses et discrètes visites à ses patients et la poursuite de ses études telle que l’effectue tout médecin, c’est-à-dire en pratiquant. Il ne se préoccupait guère de ses fonctions à la cour. Il noircissait d’épais recueils d’études de cas, notant tous les symptômes, médicaments, soins et résultats. Il assistait aux interrogatoires des janissaires, ainsi que l’y obligeait son titre, et prenait, là aussi, des notes.

Le sultan, impressionné par le dévouement et le talent de son médecin, s’intéressa aux cas qu’il étudiait. Les corps de tous les janissaires qu’il avait fait exécuter après l’échec de leur coup d’État de 1202 furent mis à la disposition d’Ismail, et l’interdiction religieuse d’autopsier les cadavres et de les disséquer fut levée, au motif qu’elle ne concernait pas les criminels. Il y avait beaucoup de travail, et il fallait le faire très vite, bien que les corps aient été plongés dans la glace. Le sultan participa lui-même à de nombreuses dissections, posant des questions à chaque incision. Il ne mit d’ailleurs pas longtemps à voir les avantages que l’on pouvait retirer de la vivisection, et s’empressa de l’encourager.

Une nuit de 1207, le sultan appela son médecin, lui demandant de venir dans son palais de la Sublime Porte. Un de ses vieux garçons d’écurie était en train de mourir, et Selim l’avait fait confortablement installer au milieu d’une chambre, dans un lit placé sur l’un des immenses plateaux d’une gigantesque balance extrêmement précise, tandis que sur l’autre plateau se trouvait un amoncellement d’or, équilibrant le tout.

Le vieil homme se mourait en respirant à grand bruit, sous le regard du sultan, qui se régalait d’un dîner de minuit. Il expliqua au docteur qu’il était sûr que cette méthode permettrait de déterminer la présence de l’âme, si une telle chose existait, et d’en calculer le poids.

Ismail alla voir le vieil homme sur son lit surélevé, et lui prit doucement le poignet. Le souffle du vieillard faiblissait, se faisait haletant. Le sultan se leva et tira Ismail en arrière, tout en lui indiquant l’aiguille de la balance. Il ne fallait toucher à rien.

Le vieil homme arrêta de respirer.

— Bientôt, murmura le sultan. Regarde…

Ils regardèrent. Il y avait peut-être dix personnes dans la pièce. Tout était parfaitement silencieux et immobile, comme si le monde entier s’était tenu là, pour témoigner de cette expérience.

Lentement, très lentement, le plateau de la balance où se trouvaient le vieil homme et son lit commença à monter. Quelqu’un eut un hoquet. Le lit s’éleva, puis resta suspendu en l’air, au-dessus d’eux. Le vieil homme s’était allégé.

— Enlevez la plus petite quantité d’or possible, murmura le sultan. Commencez par la monnaie.

Un de ses gardes du corps s’attela à la tâche, retirant, piécette par piécette, une petite quantité d’or. Puis une plus grande. Finalement, le plateau du vieillard commença à redescendre, jusqu’à se trouver en dessous du niveau du plateau chargé d’or. Le garde du corps remit une piécette, puis une autre, jusqu’à ce que la balance fût de nouveau à l’équilibre. Le poids du mourant avait diminué d’un peu plus d’une piécette.

— Intéressant, commenta le sultan d’une voix redevenue normale.

Puis il partit prendre son dessert, et invita Ismail à s’approcher.

— Viens, mangeons. Et dis-moi ce que tu penses de ces troubles à l’est, de ces gens dont on dit qu’ils voudraient nous attaquer.

Le docteur haussa les épaules. Il n’avait pas d’avis sur la question.

— Allons, tu dois sûrement penser quelque chose, l’encouragea le sultan. Dis-moi ce que tu sais.

— Comme tout le monde, j’ai entendu dire qu’ils venaient du sud de l’Inde, répondit docilement Ismail. Ils ont vaincu les Moghols. Ils ont une excellente armée, des navires pour la transporter de conquête en conquête, et des villes côtières fortifiées. Leur chef aime qu’on l’appelle le Kerala de Travancore. Ils ont battu les Safavides, et attaqué la Syrie et le Yémen…

— Allons, je sais tout cela, coupa le sultan. Ce que je te demande, Ismail, c’est une explication. Comment ont-ils fait pour accomplir toutes ces choses ?

— Je l’ignore, Excellence, répondit Ismail. Les quelques lettres que j’ai reçues de mes collègues orientaux ne parlent pas de ces affaires militaires. J’ai cru comprendre que leur armée se déplaçait très rapidement, à une vitesse d’environ cent lieues par jour si je ne me trompe.

— Cent lieues par jour ! Mais comment est-ce possible ?

— Je ne sais pas. L’un de mes collègues m’a écrit qu’il soignait des blessures par le feu. J’ai entendu dire que leur armée épargnait ceux qu’elle faisait prisonniers, et les envoyait à l’arrière, dans des zones agricoles qu’elle avait conquises.

— Bizarre. Sont-ils hindous ?

— Hindous, bouddhistes, sikhs. J’ai l’impression qu’ils pratiquent une sorte de mélange entre ces trois religions, une nouvelle espèce de religion pourrait-on dire, inventée par ce sultan de Travancore. Les gourous hindous font souvent cela, et ce serait un personnage de ce genre.

Le sultan Selim hocha la tête.

— Mange, ordonna-t-il.

Ismail attaqua une coupe de sorbet.

— Est-ce qu’ils se servent de feu grégeois, ou de l’alchimie noire de Samarkand ?

— Je ne sais pas. Samarkand elle-même a été abandonnée, si j’ai bien compris, après une épidémie de peste, puis une série de tremblements de terre. Mais ses travaux alchimiques ont pu être poursuivis en Inde.

— Alors nos agresseurs se serviraient de magie noire, conclut le sultan, en haussant le sourcil.

— Je ne puis l’affirmer.

— Et au sujet de leurs navires ?

— Vous en savez plus que moi, Excellence. On raconte qu’ils font voile contre le vent.

— Encore de la magie noire !

— Plutôt le pouvoir de machines, Excellence. Un de mes correspondants sikhs m’a dit qu’on pouvait faire bouillir de l’eau dans des pots hermétiquement clos, obligeant la vapeur à sortir par de petits tuyaux, comme des canons de fusil. La vapeur jaillit en poussant un système de roues à aubes, un peu comme le fleuve fait tourner la roue d’un moulin, et le navire avance.