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— Fort bien, Excellence.

— Laisse-moi, maintenant.

Mais quand la marine indienne apparut, ce ne fut pas dans la mer Égée, mais dans la mer Noire, la mer Ottomane. De petits bateaux noirs couvraient la mer Noire, des bateaux avec des roues à aubes sur le côté, sans voiles, juste de longs plumets de fumée blanche qui sortaient des cheminées au-dessus des roufs noirs. Ils ressemblaient aux fours des forges, et auraient dû couler comme des pierres. Mais ils ne coulaient pas. Ils passèrent dans une traînée de vapeurs blanches le détroit du Bosphore relativement mal gardé, détruisant les batteries côtières au passage, et jetèrent l’ancre non loin de la Sublime Porte. De là, ils tirèrent une grande quantité d’obus explosifs sur le palais de Topkapi, la plupart dirigés vers la série de batteries censées défendre ce côté-ci de la ville, mais qui ne servaient quasiment plus que pour les cérémonies et qu’on avait trop longtemps négligées, personne n’ayant osé attaquer Konstantiniyye depuis des siècles. Comment ces bâtiments étaient arrivés jusqu’à la mer Noire, c’était un mystère.

En tout cas, ils étaient là, criblant d’obus les défenses, les faisant taire ; tirant alors obus sur obus en direction des murailles du palais, et des batteries qui restaient à Péra, de l’autre côté de la Corne d’Or. La population de la ville se précipita chez elle, alla chercher refuge dans les mosquées, ou s’enfuit dans la campagne, de l’autre côté du mur de Théodose. Très vite, la ville parut déserte, à l’exception de quelques jeunes hommes qui montaient aux créneaux pour observer l’assaut ; puis, quand on se rendit compte que les navires de fer ne bombardaient pas la ville mais seulement Topkapi, d’autres jeunes hommes sortirent dans les rues. Quant au palais, malgré ses énormes murailles, réputées imprenables, il était bombardé sans relâche.

Ismail fut invité par le sultan à venir le retrouver dans ce qui était dorénavant une gigantesque cible. Il rassembla dans des caisses tous les papiers qu’il avait accumulés au cours des dernières années, ses notes, ses réflexions, ses schémas, ses échantillons et ses spécimens. Il espérait trouver un moyen d’envoyer tout ça à la madrasa de Nsara, où bon nombre de ses plus fidèles correspondants vivaient et travaillaient ; ou même à l’hôpital de Travancore, patrie de leurs assaillants, et d’un autre groupe de fidèles amis médecins.

Mais il n’y avait pas moyen d’organiser un tel transfert, de sorte qu’il les laissa chez lui, avec une note sur le couvercle de chaque caisse détaillant son contenu, et sortit dans les rues désertes qui menaient à la Sublime Porte. C’était une journée ensoleillée, mais en dehors des voix qui montaient de la grande mosquée bleue, le seul signe de vie était les chiens errants, comme si le Jour du Jugement était enfin arrivé, et qu’Ismail avait été oublié.

En tout cas, c’était assurément le Jour du Jugement pour le palais, que des obus frappaient continuellement. Ismail réussit à passer les portails extérieurs, et fut conduit auprès du sultan. Ce dernier était particulièrement excité par les événements. Selim le Troisième se tenait au sommet de la plus haute des échauguettes de Topkapi, dominant le spectacle de la flotte qui les bombardait, et admirait, comme s’il s’agissait d’une fête, chacune de leurs actions à l’aide d’un long télescope d’argent.

— Pourquoi ces navires ne coulent-ils pas alors qu’ils sont en fer ? demanda-t-il à Ismail. Ils doivent pourtant être bien lourds…

— Il doit y avoir suffisamment d’air dans leurs cales pour qu’ils flottent, répondit Ismail, bien conscient de ce que sa réponse avait de théorique et, peut-être, d’erroné. Si nous parvenions à percer leur coque, alors sans doute couleraient-ils plus vite que des navires de bois.

L’un des navires tira. Il y eut une gigantesque explosion, un nuage de fumée et, apparemment, un léger mouvement du navire vers l’arrière. Leurs canons tirèrent, un par navire. Curieuses petites choses, si semblables à de grands cygnes noirs ou à des scarabées d’eau géants.

Le tir pulvérisa le mur du palais sur leur gauche. Ismail sentit trembler le sol. Il poussa un soupir.

Le sultan le regarda.

— On a peur ?

— Un peu, Excellence.

— Viens, dit le sultan avec une grimace, je veux que tu m’aides à choisir quoi emporter. Il me faut les plus précieux de mes bijoux.

C’est alors qu’il vit quelque chose voler au-dessus d’eux.

— Mais qu’est-ce que c’est ?

Il se tourna vers le télescope, et Ismail leva les yeux. Il y avait comme une sorte de point rouge dans le ciel. Il dérivait au fil du vent, au-dessus de la ville, semblable à un gros œuf rouge.

— Il y a un panier en dessous ! s’exclama le sultan. Et des gens dans le panier ! Ils savent faire voler des choses !

Ismail cligna des yeux.

— Puis-je me permettre d’utiliser le télescope, Excellence ?

Sous de gros nuages blancs, le point rouge s’approchait d’eux en planant dans les airs. Tout devenait clair pour Ismail.

— L’air chaud monte, dit-il, comme en proie à une sorte de vertige. Ils doivent avoir un réchaud dans le panier. La chaleur de sa flamme réchauffe l’air contenu dans le ballon, faisant s’élever l’ensemble !

— Magnifique ! s’esclaffa le sultan en tapant dans ses mains.

Puis il recolla son œil au télescope, et déclara :

— Cependant, je ne vois pas de flammes.

— Ce doit être un petit feu, sinon le ballon brûlerait. Si c’est une sorte de poêle à charbon, vous ne le verrez même pas. Et pour descendre, il leur suffit de diminuer l’intensité du brasier.

— J’en veux un pareil, déclara le sultan. Pourquoi ne m’en as-tu pas fait un ?

— Parce que je n’y ai pas pensé. Enfin, avec un peu de chance, le vent le chassera peut-être dans une autre direction, ajouta Ismail alors que le ballon venait vers eux.

— Surtout pas ! glapit le sultan avec exaltation. Je veux voir ce dont il est capable.

Il fut satisfait. Le ballon décrivit une courbe juste au-dessus des murailles effondrées du palais, sous les nuages ou entre eux, disparaissant même à l’intérieur de l’un d’eux, ce qui donna à Ismail la puissante sensation qu’il volait dans l’air comme un oiseau. Des gens dans l’air, comme des oiseaux !

— Abattez-le ! s’écria, plein d’enthousiasme, le sultan. Tirez sur le ballon !

Les gardes du palais essayèrent, mais les rares canons qui restaient ne pouvaient être haussés suffisamment pour le viser. Les artilleurs tirèrent dessus, le sultan saluant par un cri de joie chacune des sèches détonations. La fumée âcre de la poudre à canon monta dans l’air, masquant les senteurs de citron, de jasmin et de poussière. Mais, pour autant qu’ils pouvaient en juger, pas un tir n’atteignit ni le ballon ni le panier. En regardant les minuscule visages qui les contemplaient d’en haut, depuis le bord du panier, apparemment enroulés dans d’épaisses écharpes de laine, Ismail se dit que le ballon était peut-être hors de portée, trop haut pour pouvoir être atteint.

— Les balles ne doivent pas pouvoir monter à cette altitude, commenta-t-il.

Cela dit, ils n’étaient pas trop haut pour lancer des choses en dessous d’eux. Les gens dans le panier semblèrent les saluer d’un geste de la main, puis un point noir tomba vers eux, comme un faucon en piqué, un faucon extrêmement compact et rapide. Il s’écrasa au beau milieu du toit de l’un des bâtiments intérieurs du palais, et explosa dans un énorme nuage de tuiles fracassées, dont les débris voltigèrent un peu partout dans la cour et le jardin.