Le sultan exultait de bonheur. Trois nouvelles bombes s’abattirent sur le palais, dont l’une sur un énorme canon entouré de gardes. Elle les tua en faisant d’énormes dégâts.
Les cris du sultan couvraient le vacarme des explosions, assourdissant Ismail.
— Ils arrivent, dit-il en tendant le doigt vers les navires de fer.
Les navires étaient tout près des côtes. Des chaloupes s’approchaient des plages, et lorsque les hommes furent prêts à débarquer, les navires se mirent à tirer de plus belle, à une cadence redoublée. Leurs hommes accosteraient sur une plage où il n’y avait personne pour contre-attaquer, juste au bas d’une ancienne muraille, à présent réduite en poussière.
— Ils seront bientôt là, lança Ismail.
Pendant ce temps, le ballon avait été poussé par les vents plus à l’ouest, derrière le palais, au-dessus des champs, par-delà les murailles de la ville.
— Suis-moi, dit soudain Selim en attrapant Ismail par le bras. Il faut faire vite.
Ils dévalèrent plusieurs volées de marches d’un escalier de marbre détruit, suivis par l’entourage immédiat du sultan. Celui-ci les mena dans le labyrinthe de chambres et de couloirs qui occupait le sous-sol du palais.
Dans ces profondeurs, quelques lampes à huile éclairaient faiblement des salles entières emplies du butin amassé par les Ottomans depuis quatre siècles, et peut-être même par les Byzantins, sinon les Romains, les Grecs, les Hittites ou les Sumériens. Tous les trésors du monde étaient entassés là, dans une enfilade de pièces. L’une n’était emplie que de pièces d’or, avec tout de même quelques lingots ; une autre était bourrée d’objets d’art religieux byzantins ; une autre d’armes anciennes ; une autre encore de bois rares et de fourrures. Il y en avait même une qui regorgeait de monceaux de roches colorées, d’aucune valeur pour autant qu’Ismail put en juger.
— Nous n’aurons pas le temps de tout regarder, signala-t-il en courant derrière le sultan.
Mais Selim se contenta de rire. Laissant derrière lui une longue galerie où était entreposée toute une série de tableaux et de statues, il entra dans une petite pièce adjacente, vide à l’exception de quelques sacs posés sur un banc.
— Prenez-les, ordonna-t-il à ses serviteurs hors d’haleine.
Puis il se remit à courir, d’un pas vif et sûr.
Ils arrivèrent à un escalier qui descendait sous terre, loin au-dessous du palais. C’était une vision étrange que celle de ces marches en marbre lisse, filant dans les entrailles du monde, au sein d’une galerie naturelle, taillée dans la roche. La grande caverne-citerne de la ville se trouvait un peu plus au sud-est, si les renseignements d’Ismail étaient bons. Ils finirent par se retrouver dans une grotte au plafond bas, dont le sol était inondé, et qui donnait sur une jetée de pierre, où était amarrée une longue barge étroite manœuvrée par des gardes impériaux. Des torches, sur le quai, et des lanternes, sur la barge, donnaient à la scène un aspect surnaturel. Ils se trouvaient apparemment dans une galerie parallèle à la caverne-citerne, et pourraient y aller à la rame.
Selim montra à Ismail le plafond de la cage d’escalier, et Ismail vit alors que des explosifs avaient été placés dans des fissures et des trous percés à cet office. Quand ils seraient partis, et suffisamment loin, cette issue serait probablement détruite, entraînant avec elle la destruction d’une bonne partie du palais. En tout cas, le chemin par lequel ils allaient s’enfuir serait obstrué, et on ne pourrait pas les suivre.
Des hommes s’activèrent à charger la barge, pendant que le sultan inspectait les bâtons de dynamite. Quand ils furent prêts à partir, il alluma lui-même leurs mèches, avec un sourire émerveillé. Ismail parcourut l’endroit du regard, en se disant que la lumière ressemblait à celle des icônes byzantines qu’ils avaient vues en courant à travers les salles du trésor.
— Nous allons rejoindre l’armée des Balkans, puis nous traverserons l’Adriatique, vers Rome ! annonça le sultan. Nous allons conquérir l’Ouest, après quoi nous reviendrons chasser ces infidèles, et nous les punirons pour leur impudence !
Les marins reprirent en chœur les cris de joie des gardes impériaux, donnant l’impression de milliers d’hommes, à cause des murs proches et de la voûte basse du lac intérieur. Le sultan accueillit ces acclamations en levant les bras, puis monta à bord de la barge, aidé par trois ou quatre de ses hommes. Personne ne vit qu’Ismail avait tourné les talons et remontait l’escalier maudit, en route vers un autre destin.
2. Travancore
Les gardes du corps du sultan avaient placé d’autres bombes réglées pour faire sauter les cages du zoo. Aussi, quand Ismail remonta l’escalier et ressortit à l’air libre, il trouva le palais plongé dans le chaos. Les envahisseurs et les défenseurs couraient en tous sens, pourchassant les éléphants, les lions et les caméléopards, ou fuyant devant eux. Un couple de rhinocéros noirs, couverts de sang, pareils à des sangliers de cauchemar, fonçaient aveuglément entre les hommes qui hurlaient ou tiraient des coups de fusil. Ismail leva les mains, s’attendant à être pris pour cible, et se disant qu’il aurait peut-être mieux fait de fuir avec Selim, tout compte fait.
Mais ils ne tirèrent sur personne, que sur les animaux. Quelques gardes gisaient à terre, morts ou blessés. D’autres s’étaient rendus et étaient étroitement surveillés, posant beaucoup moins de problèmes que les animaux. Pour le moment, il semblait que, contrairement à la rumeur, les envahisseurs n’avaient pas pour coutume de massacrer les vaincus. En réalité, ils se hâtaient d’évacuer leurs captifs, alors que des détonations ébranlaient le palais. Les murs et les toits s’effondraient, des panaches de fumée jaillissaient par les fenêtres et les cages d’escalier : avec toutes ces explosions et ces bêtes affolées, il paraissait prudent de quitter Topkapi au plus vite.
Ils furent regroupés à l’ouest de la Sublime Porte, dans l’enceinte du mur de Théodose, sur un terrain de parade où le sultan avait l’habitude de passer ses troupes en revue et de faire un peu de cheval. Les femmes du sérail, en hidjab, étaient entourées par leurs eunuques et une cohorte de gardes. Ismail s’assit avec ce qui restait de la maisonnée : l’astronome, divers ministres, les cuisiniers, les serviteurs, etc.
Les heures passant, ils commencèrent à avoir faim. Plus tard, dans l’après-midi, un détachement de l’armée indienne, de petits hommes à la peau sombre, leur apporta des sacs de pain plat.
— Votre nom, s’il vous plaît ? demanda l’un des hommes à Ismail.
— Ismail ibn Mani al-Dir.
L’homme fit courir son doigt sur une liste, s’arrêta et prit un autre à témoin.
Celui-ci, qui semblait être un officier, inspecta Ismail.
— Êtes-vous le docteur Ismail de Konstantiniyye, qui a écrit des lettres à Bhakta, l’abbesse de l’hôpital de Travancore ?
— C’est moi, répondit Ismail.
— Alors suivez-moi, s’il vous plaît.
Ismail se leva et le suivit en dévorant le pain qu’on lui avait donné. Condamné ou non, il mourait de faim ; et rien n’indiquait qu’on l’emmenait pour le fusiller. En vérité, la mention du nom de Bhakta semblait indiquer le contraire.
Dans une tente toute simple, mais très vaste, un homme assis derrière un bureau interrogeait des prisonniers. Ismail n’en reconnut aucun. On le conduisit devant l’officier qui menait les interrogatoires, et celui-ci le regarda avec curiosité.
— Vous figurez en haut de la liste de gens qui doivent se présenter au Kerala de Travancore, dit-il en persan.