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— Ça a longtemps été le cas.

— Quand êtes-vous devenue l’abbesse ?

— En l’an 1194 de votre calendrier. L’abbé précédent était un lama japonais. Il pratiquait une forme japonaise de bouddhisme, qui a été introduite ici par son prédécesseur. Il était venu ici avec beaucoup d’autres moines et nonnes japonais, qui avaient fui leur pays, conquis par les Chinois. Les Chinois persécutent même les bouddhistes de leur propre pays, et au Japon, ce fut pire. Alors ils sont venus ici, directement, ou en passant par le Sri Lanka.

— Et ils ont étudié la médecine, j’imagine.

— Oui. Mon prédécesseur, en particulier, avait une vision très claire, et c’était un homme très curieux. Nous y voyons généralement comme en pleine nuit, mais il était debout dans la lumière du matin, parce qu’il procédait à des expériences pour vérifier chacune de nos assertions. Il sentait la force des choses, la force du mouvement, et il imaginait des moyens de les tester, de toutes les façons possibles et imaginables. Si nous en sommes arrivés là, c’est grâce aux portes qu’il a ouvertes.

— Je pense pourtant que vous avez poursuivi des voies nouvelles.

— Oui. Nous avons sans cesse la révélation de nouvelles choses, et nous travaillons dur depuis qu’il a quitté ce corps. L’accroissement des échanges nous a permis de mettre la main sur de nombreux documents utiles et remarquables, dont certains de Franji. Il m’apparaît clairement, à présent, que l’île d’Angleterre était une sorte de Japon en devenir, de l’autre côté du monde. Maintenant, des forêts ont repoussé sur leurs ruines, et ils font le commerce du bois et construisent leurs propres vaisseaux. Ils nous apportent des livres et des manuscrits retrouvés dans les ruines. Des chercheurs un peu partout dans Travancore ont appris leur langue, les ont traduits, et ces livres ont l’air très intéressants. Des gens comme le Maître d’Henly étaient plus avancés que vous ne pourriez le croire. Ils prônaient une organisation efficace ; insistaient sur la bonne qualité des comptes rendus, leur exactitude, le recours aux approches successives pour déterminer les rendements… D’une façon générale, ils pratiquaient une gestion rationnelle de leurs fermes, comme ici. Ils avaient des soufflets actionnés par des roues à eau, et ils pouvaient chauffer leurs chaudières à blanc ou au rouge. Ils s’inquiétaient déjà de la déforestation, à leur époque, vous vous rendez compte ? Henly avait calculé qu’une chaudière pouvait brûler tous les arbres dans un rayon d’un yoganda en quarante jours.

— Et c’est probablement ce qui arrivera, dit Ismail.

— Et même plus vite encore, sans aucun doute. En attendant, ils s’enrichissent.

— Et ici ?

— Ici, nous sommes riches d’une autre façon. Nous aidons le Kerala, il étend la portée du royaume tous les mois, et à l’intérieur de ses frontières, tout va plutôt en s’améliorant. Nous produisons plus de nourriture, nous tissons plus de vêtements. Il y a moins de guerres, moins de vols.

Après le thé, Bhakta lui fit faire le tour du domaine. Une rivière coulait gaiement à travers le monastère. Elle actionnait quatre grands moulins de bois et leurs roues, et s’échappait par une grande écluse, tout au bout d’un bassin de retenue. Ses flots étaient bordés de pelouses vertes et de palmiers. Des bourdonnements, des bruits de métal et des rugissements montaient de grands entrepôts construits à côté des moulins, sur les deux rives, et des panaches de fumée s’élevaient de leurs grandes cheminées de briques.

— La fonderie, la forge, la scierie et la manufacture.

— Vous m’avez parlé, dans vos lettres, d’une armurerie, dit Ismail. Et d’une poudrière.

— Oui, mais le Kerala ne veut pas nous imposer ce fardeau, parce que le bouddhisme est par principe non violent. Nous avons appris à son armée certaines choses sur les armes, parce qu’elle protège Travancore. Nous avons exposé ce problème au Kerala – nous lui avons dit qu’il était important pour des bouddhistes d’œuvrer pour le bien, et il nous a promis que dans tous les territoires qui tomberaient sous son contrôle nous imposerions un ensemble de lois qui préserverait le peuple de la violence ou des mauvaises actions. En effet, nous l’aidons à protéger les gens. Évidemment, on peut avoir des soupçons, quand on voit ce que font les dirigeants, mais celui-ci s’intéresse beaucoup à la loi. En fin de compte, il fait ce qu’il veut, évidemment. Mais il aime les lois.

Ismail réfléchit à la façon dont Konstantiniyye avait été conquise, presque sans effusion de sang.

— Il doit y avoir une certaine vérité là-dedans, ou je ne serais pas vivant.

— Oui, racontez-moi ça. J’ai cru comprendre que la capitale ottomane ne s’était pas très vigoureusement défendue.

— Non. Mais c’est en partie à cause de la vigueur de l’attaque. Les gens ont été démoralisés par les vaisseaux de fer, et les sacs volants au-dessus de leurs têtes.

Bhakta eut l’air intéressée.

— Ça, c’est nous qui les avons fabriqués, je dois l’admettre. Et pourtant, les vaisseaux n’avaient pas l’air vraiment formidables.

— Considérez chaque vaisseau comme une batterie d’artillerie mobile.

L’abbesse hocha la tête.

— La mobilité est l’un des mots d’ordre du Kerala.

— À juste raison. En fin de compte, c’est la mobilité qui l’emporte, et tout ce qui est à portée de tir de la mer peut être détruit. Or Konstantiniyye est tout entière à portée de tir de la mer.

— Je vois ce que vous voulez dire.

Après le thé, l’abbesse emmena Ismail aux docks et aux chantiers navals. Le vacarme y était assourdissant. À la fin de la journée, ils retournèrent à pied à l’hôpital et Bhakta conduisit Ismail à la faculté de médecine, où ils apprenaient aux moines à devenir médecins. Les professeurs les saluèrent et montrèrent à Ismail, sur l’un des murs, l’étagère qu’ils avaient consacrée aux lettres et aux dessins qu’il avait envoyés à Bhakta au fil des ans, tous catalogués selon un système auquel il ne comprit rien.

— Chaque page a été recopiée plusieurs fois, dit l’un des hommes.

— Votre travail semble très éloigné de la médecine traditionnelle, remarqua un autre. Nous espérions que vous pourriez nous parler des différences entre la théorie chinoise et la vôtre.

Ismail secoua la tête et feuilleta ces vestiges de son ancienne vie. Il n’aurait jamais cru avoir autant écrit. Peut-être y avait-il plusieurs exemplaires de la même chose sur cette étagère.

— Je n’ai pas de théorie. Je me suis contenté de noter ce que j’avais sous les yeux. Mais évidemment, dit-il avec gravité, je serai ravi de parler avec vous de tout ce que vous voudrez.

— Nous apprécierions vraiment si vous pouviez le faire devant une assemblée, dit l’abbesse. Beaucoup de gens voudraient vous entendre et vous poser des questions.

— Certainement. Tout le plaisir serait pour moi.

— Merci. Alors nous nous réunirons demain.

Un mécanisme, quelque part, actionna les cloches qui sonnaient les heures et les tours de garde.

— Quel genre d’horloge utilisez-vous ?

— Une version de la roue à mercure de Bhaskara, vous allez voir, répondit Bhakta en menant Ismail vers un grand bâtiment. Elle est idéale pour les calculs astronomiques. Le Kerala en a même tiré un nouveau calendrier, beaucoup plus précis que l’ancien. Mais pour dire la vérité, nous sommes actuellement en train de tester des horloges munies d’échappements mécaniques à poids. Nous essayons aussi des horloges à ressort, qui seraient utiles en mer, où il est essentiel de mesurer le temps avec précision pour déterminer la longitude.