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— J’ignorais tout ça.

— Bien sûr. Vous vous occupiez de médecine.

— Oui.

Le lendemain, ils retournèrent à l’hôpital et, dans une vaste salle où l’on procédait aux opérations, un grand nombre de moines et de nonnes vêtus de robes brunes, marron et jaunes s’assirent à même le sol pour l’écouter. Bhakta fit déposer par des assistants plusieurs gros et grands livres pleins de dessins anatomiques, principalement chinois, sur la table derrière laquelle Ismail fut invité à s’asseoir.

L’assistance paraissait attendre qu’il prenne la parole, alors il dit :

— Je suis heureux de vous faire part de mes observations. Ça vous aidera peut-être, je n’en sais rien. Je ne sais pas grand-chose du système médical officiel. J’ai étudié certains des ouvrages grecs traduits par ibn Sina et d’autres, mais je n’en ai pas tiré grand-chose. Je n’ai pas retiré grand-chose non plus d’Aristote. Un peu plus de Galien. La médecine ottomane proprement dite n’était pas très évoluée. En vérité, je n’ai jamais trouvé nulle part une explication générale qui colle avec ce que j’avais vu de mes propres yeux, et c’est pour ça que j’ai renoncé à toutes les hypothèses il y a longtemps, et entrepris de dessiner et d’écrire ce que je voyais, et cela seulement. Alors il va falloir que vous me parliez de ces idées chinoises si vous pouvez les exprimer en persan, et je vous dirai si mes observations concordent ou non. C’est tout ce que je puis faire, conclut-il avec un haussement d’épaules.

Ils le regardèrent en ouvrant de grands yeux, et il continua nerveusement :

— C’est tellement utile, le persan. La langue qui relie l’islam et l’Inde. (Il agita la main.) Des questions ?

C’est Bhakta qui rompit le silence :

— Et les méridiens dont parlent les Chinois, qui parcourent le corps en partant de la peau et y reviennent ?

Ismail regarda les dessins anatomiques qu’elle lui montra dans un des livres.

— Se pourrait-il que ce soient les nerfs ? demanda-t-il. Certaines de ces lignes suivent le trajet des nerfs principaux. Et puis elles divergent. Je n’ai jamais vu de nerfs décrire des parcours pareils, de la joue au cou, le long de la colonne vertébrale vers la cuisse, et remontant dans le dos. Généralement, les nerfs se ramifient comme les branches d’un amandier, contrairement aux vaisseaux sanguins qui se ramifient comme les branches d’un bouleau. Ils ne forment pas non plus de nœuds comme ceux qu’on voit là.

— Nous ne pensons pas que les méridiens soient les nerfs.

— Alors, quoi ? Vous voyez quelque chose quand vous procédez aux autopsies ?

— Nous ne pratiquons pas d’autopsies. Quand l’occasion se présentait pour nous d’examiner des corps déchiquetés, leurs parties ressemblaient à ce que vous nous avez décrit dans vos lettres. Mais les observations que les Chinois ont faites de ces choses, leurs réflexions, remontent à l’antiquité, et ils ont obtenu de bons résultats en enfonçant des épingles dans les points méridiens, entre autres méthodes. Ils obtiennent très souvent d’excellents résultats.

— Comment le savez-vous ?

— Eh bien, certains d’entre nous l’ont constaté. Ce que nous en savons se résume pour l’essentiel à ce qu’ils en ont dit. En fait, nous nous demandons s’ils n’ont pas trouvé de systèmes trop petits pour être vus. Pouvons-nous être sûrs que les nerfs sont les seuls messagers du mouvement vers le muscle ?

— Je pense, répondit Ismail. Coupez le bon nerf, et les muscles qui se trouvent au-delà ne bougeront plus. Pincez un nerf et le muscle concerné se contractera.

Son public le regardait, les yeux ronds. L’un des hommes les plus âgés dit :

— Peut-être les signaux se transmettent-ils autrement que par les nerfs ? Et pourquoi pas par les méridiens ? Après tout, ils sont aussi indispensables que les nerfs.

— Peut-être. Mais regardez ça, fit-il en indiquant un diagramme. Ils ne montrent pas les glandes surrénales. Ni le pancréas. Or ils jouent un rôle indispensable.

— Pour les Chinois, les organes vitaux sont au nombre de onze, reprit Bhakta. Cinq yin et six yang. Le cœur, les poumons, la rate, le foie et les reins sont yin.

— La rate n’est pas essentielle.

— Et puis il y a les six organes yang, la vésicule biliaire, l’estomac, l’intestin grêle, le gros intestin, la vessie, et le triple réchauffeur.

— Le triple réchauffeur ? Qu’est-ce que c’est que ça ?

Elle lui traduisit les notes en chinois au-dessous du dessin.

— Ils disent qu’il a bien un nom, mais pas de forme propre. Il combine les effets des organes qui régulent l’eau, un peu comme un réchaud. Le réchauffeur supérieur est un brouillard, le réchauffeur du milieu une mousse, le réchauffeur du bas un marais. Celui du haut correspond à la tête et à la partie supérieure du corps, celui du milieu aux tétons et au nombril, et celui du bas à l’abdomen en dessous du nombril.

Ismail secoua la tête.

— Ils le trouvent lors de la dissection ?

— Comme nous, ils pratiquent peu la dissection. Il y a des interdits religieux similaires. Une fois, dans leur dynastie Sung, vers l’an 390 du calendrier islamique, ils ont disséqué quarante-six rebelles.

— Je doute que ça ait servi à grand-chose. Il faut voir beaucoup de dissections, et de vivisections, sans idées préconçues, pour commencer à y voir clair.

Les moines et les nonnes le regardaient à présent avec un drôle d’air, mais il continua en examinant les dessins.

— Ce flux qui traverse le corps et toutes ses parties, ne serait-ce pas le sang ?

— Un équilibre harmonieux de fluides, matériel, comme le sang, et spirituel, comme le jing, le shen et le ki, ce qu’on appelle les Trois Trésors…

— Et qu’est-ce que c’est, je vous prie ?

— Le jing est la source du changement, répondit une nonne d’une voix hésitante. Il entretient et nourrit, comme un fluide. On pourrait utiliser un autre mot persan pour le définir : l’essence. En sanskrit, on dit semen, ou la possibilité générative.

— Et le shen ?

— Le shen, c’est la conscience. Un peu comme l’esprit, mais une partie du corps, aussi.

Ismail fut intéressé.

— Ils l’ont pesée ?

Bhakta fut la première à rire.

— Leurs médecins ne pèsent pas les choses. Avec eux, il n’y a pas de choses, il y a des forces et des relations.

— Eh bien, je ne suis qu’un anatomiste. Ce qui anime les parties me dépasse. Trois trésors, un seul, une myriade – je ne saurais dire. Il semble qu’il y ait une vitalité qui l’anime, qui va et vient, qui flue et reflue. La dissection ne peut la trouver. Notre âme, peut-être. Vous croyez que l’âme revient, non ?

— En effet.

— Les Chinois aussi ?

— Oui, dans leur immense majorité. Pour leurs taoïstes, il n’y a pas de pur esprit, il est toujours mêlé à des choses matérielles. Alors leur immortalité requiert le mouvement d’un corps à un autre. Et toute la médecine chinoise est fortement influencée par le taoïsme. Leur bouddhisme est le même que le nôtre, pour l’essentiel, bien que plus matérialiste, là encore. Il est principalement incarné dans tout ce que font les femmes d’un certain âge, pour aider la communauté et préparer leur prochaine vie. La culture confucéenne officielle ne parle pas beaucoup de l’âme, tout en reconnaissant son existence. Dans la plupart des écrits chinois, la frontière entre l’esprit et la matière est vague, parfois inexistante.

— C’est évident, répondit Ismail en regardant à nouveau le diagramme des méridiens. Enfin, reprit-il avec un soupir. Ils ont fait de longues études, et ils ont aidé des gens à vivre pendant que je me contentais de faire des croquis de dissections.