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Ils poursuivirent ainsi. Ils étaient toujours plus nombreux à poser des questions, à faire des commentaires et des observations. Ismail répondait à toutes les questions de son mieux. Le mouvement du sang dans les chambres du cœur ; les fonctions de la rate, si tant est qu’elle en ait ; la localisation des ovaires ; les états de choc consécutifs à l’amputation des jambes ; l’eau dans les poumons perforés ; les mouvements des membres quand différentes parties du cerveau mis à nu étaient excitées au moyen d’aiguilles : il décrivit ce qu’il avait vu dans chacun de ces cas, et alors que la journée passait, la foule assise sur le sol le regardait d’un air de plus en plus réservé, voire méfiant. Deux nonnes quittèrent silencieusement la salle. Alors qu’Ismail décrivait la coagulation du sang consécutive à l’arrachage d’une dent, le silence se fit. Rares étaient ceux qui osaient le regarder dans les yeux et, remarquant cela, il se troubla.

— Je vous l’ai dit, je ne suis qu’un anatomiste… Il faudrait voir si nous pouvons réconcilier mes observations et vos textes théoriques.

Il avait le visage très rouge et l’air d’avoir chaud, comme s’il avait de la fièvre.

Pour finir, l’abbesse Bhakta se leva, s’approcha de lui avec raideur et prit ses mains tremblantes entre les siennes.

— Ça suffit, dit-elle gentiment.

Tous les moines et les nonnes se levèrent, joignirent leurs mains comme pour prier et s’inclinèrent devant lui.

— Vous avez fait du bien avec du mauvais, dit Bhakta. Maintenant, reposez-vous, et nous allons nous occuper de vous.

C’est ainsi qu’Ismail s’installa dans une petite chambre, au monastère. Il étudia des textes chinois récemment traduits en persan par les moines et les nonnes, et enseigna l’anatomie.

Un après-midi, ils se rendirent à pied, Bhakta et lui, de l’hôpital à la salle à manger, dans la chaleur lourde des jours précédant la mousson. L’air était aussi chaud et humide qu’une couverture mouillée. L’abbesse lui indiqua une petite fille qui courait entre les rangées de melons du grand jardin.

— C’est la nouvelle incarnation du lama précédent. Elle est arrivée parmi nous l’an dernier. Elle est née à l’heure de la mort du vieux lama, ce qui est très inhabituel. Mais nous ne l’avons pas trouvée alors parce que nous n’avons commencé les recherches que l’an dernier. Et elle nous est aussitôt apparue.

— Son âme serait passée d’un homme à une femme ?

— Apparemment. Nous avons bien sûr aussi cherché parmi les petits garçons, comme le veut la tradition. C’est l’une des choses qui nous ont permis de l’identifier si facilement. Elle a insisté pour qu’on lui fasse passer les tests, en dépit de son sexe. À quatre ans. Et elle a identifié tous les objets de Peng Roshi. Elle en a reconnu beaucoup plus que la plupart des nouvelles incarnations, et elle m’a répété la teneur de ma dernière conversation avec Peng, presque mot pour mot.

— Vraiment ! fit Ismail en regardant Bhakta.

Bhakta riva son regard au sien.

— J’ai eu l’impression de le regarder à nouveau dans les yeux. Alors nous avons déclaré que Peng était revenu parmi nous sous la forme de la bodhisattva Tara, et nous avons commencé à faire plus attention aux filles et aux nonnes, chose que j’avais toujours encouragée, évidemment. Nous avons imité l’habitude chinoise d’inviter les vieilles femmes de Travancore à venir au monastère, consacrer leur vie à l’étude des soutras et de la médecine, puis à retourner s’occuper des habitants de leurs villages et à enseigner tout cela à leurs petits-enfants et arrière-petits-enfants.

La petite fille disparut entre les palmiers, au bout du jardin. La nouvelle lune fauchait le ciel, comme suspendue à une étoile du soir, plus brillante que les autres. La brise leur apporta un battement de tambour.

Bhakta tendit l’oreille.

— Le Kerala a été retardé, dit-elle. Il ne sera là que demain.

Les tambours se firent à nouveau entendre à l’aube, juste après que l’horloge eut sonné la naissance du jour. Des roulements de tambours lointains, comme le grondement du tonnerre ou des canons, mais plus rythmés, annoncèrent l’arrivée du Kerala. Quand le soleil se leva, on aurait dit qu’il y avait un tremblement de terre. Les moines, les nonnes et leurs familles qui vivaient au monastère se déversèrent hors des dortoirs pour le voir, et la grande cour qui se trouvait derrière la porte fut précipitamment dégagée.

Les premiers soldats avançaient d’une démarche dansante, faisant un pas glissé en avant tous les cinq pas, en poussant des cris chaque fois qu’ils faisaient passer leur fusil d’une épaule à l’autre. Les musiciens suivaient, marquant la cadence, leurs mains frappant sur les tablas. Quelques-uns jouaient des cymbales. Ils portaient des chemises d’uniforme avec des pièces rouges cousues aux épaules, et ils se positionnèrent autour de la grande cour jusqu’à former une courbe, de presque cinq cents hommes, face à la porte. Quand le Kerala et ses officiers arrivèrent à cheval, les soldats présentèrent les armes et crièrent trois fois. Le Kerala leva la main et le commandant du détachement hurla des ordres : les joueurs de tablas arrachèrent un roulement crescendo à leurs instruments et les soldats entrèrent en dansant dans la salle à manger.

— C’est bien ce qu’on disait : ils sont rapides, dit Ismail à Bhakta. Et ils marchent avec un tel ensemble.

— Oui. Ils vivent à l’unisson. Au combat, c’est pareil. Le rechargement des armes a été décomposé en dix mouvements, réglés sur dix battements de tambour différents. Les soldats sont répartis en dix groupes, et tirent chacun à tour de rôle, au rythme des tambours. Leurs salves sont des plus dévastatrices, si j’ai bien compris. Aucune armée ne leur résiste. Ou du moins, ça a été vrai pendant de nombreuses années ; il semblerait maintenant que la Horde d’Or commence à entraîner ses armées d’une façon similaire. Mais même comme ça, et malgré la modernisation des armes, personne n’est de taille à résister au Kerala.

C’est alors que ce dernier mit pied à terre, et que Bhakta s’approcha de lui, Ismail sur ses talons. Le Kerala mit fin, d’un geste, à leurs courbettes, et Bhakta dit, sans préambule :

— Je vous présente Ismail de Konstantiniyye, le fameux médecin ottoman.

Le Kerala le regarda avec intensité, et Ismail déglutit péniblement, sentant la chaleur de son regard impérieux. Le Kerala était un petit homme râblé, nerveux, aux cheveux noirs encadrant un visage en lame de couteau. Son torse paraissait un poil trop long pour ses jambes. Son visage, très séduisant, était ciselé comme celui d’une statue grecque.

— J’espère que vous êtes impressionné par notre hôpital, dit-il dans un persan clair et distinct.

— Je n’en ai jamais vu d’aussi beau.

— À quelle stade d’avancement était la médecine ottomane quand vous êtes parti ?

— Nous commencions à peine à comprendre comment fonctionnent certaines parties du corps, répondit Ismail. Mais il restait encore bien des mystères.

— Ismail a étudié les théories des anciens Égyptiens et des Grecs, ajouta Bhakta. Il nous a apporté ce qu’elles avaient d’utile, ainsi que l’ensemble de ses propres découvertes, qui corrigeaient les erreurs des anciens, ou prolongeaient leurs recherches. Ses lettres forment l’une des bases à partir desquelles nous travaillons.

— Vraiment.

Le regard du Kerala se fit encore plus pénétrant. Il avait des yeux saillants, et ses iris étaient un kaléidoscope de couleurs, comme des cercles de jaspe.

— Intéressant ! Il faudra que nous reparlions de tout cela. Mais d’abord, je voudrais m’entretenir des récents développements avec vous, en privé, Mère Bodhisattva.