L’abbesse hocha la tête et marcha, main dans la main, avec le Kerala, jusqu’à un pavillon qui surplombait un verger nain. Ils n’étaient accompagnés d’aucun garde du corps, mais ils étaient surveillés de loin par des gardes postés, l’arme au pied, sur les murs du monastère.
Ismail alla au bord du fleuve, où quelques moines préparaient la future cérémonie des mandalas de sable. Des moines et des nonnes en robes de bure ou couleur safran se dispersèrent tout le long du rivage, disposèrent des carpettes et des paniers de fleurs en bavardant gaiement, sans grande hâte. Leur Kerala parlait souvent avec leur abbesse pendant la demi-journée, voire plus longtemps. On savait qu’ils étaient très amis.
Mais, ce jour-là, ils finirent plus tôt, et le rythme s’accéléra considérablement lorsqu’on apprit qu’ils quittaient le pavillon. Les paniers de fleurs furent lancés au fil de l’eau, les soldats réapparurent au son des tablas qui faisaient battre le cœur plus vite. Ils se glissèrent au bord du fleuve, sans leurs armes, et s’assirent, formant une allée pour permettre à leur chef d’approcher. Il s’avança parmi eux, s’arrêtant pour poser la main sur l’épaule de tel ou tel, saluant chacun de ses hommes par son nom, s’inquiétant de leurs blessures et ainsi de suite. Les moines qui s’étaient occupés des mandalas sortirent de leur atelier, en chantant au son des trompettes tonitruantes, entourant deux mandalas – des disques de bois aussi grands que des roues de moulin, chacun porté par deux hommes –, sur lesquels se trouvaient des dessins de sable aux couleurs éclatantes. L’un représentait un motif géométrique exécuté dans des tons vifs : vert, rouge, jaune, bleu, blanc et noir. L’autre était une carte du monde sur laquelle Travancore était un point rouge, comme un bindi, l’Inde occupant le centre du disque. Le mandala représentait presque tout le reste du monde, de la Franji à la Corée et au Japon, l’Afrique et l’Inde étant incurvées autour du bas. Les couleurs étaient naturelles : l’océan était bleu foncé, les mers intérieures d’un bleu plus clair, les terres émergées vert ou marron, selon les cas, les chaînes de montagnes vert foncé, et leurs sommets d’un blanc neigeux. Les fleuves étaient des lignes bleues, et une ligne rouge vif ceignait ce qu’Ismail interpréta comme étant la limite des conquêtes du Kerala, qui comprenaient maintenant l’empire ottoman jusqu’à l’Anatolie et Konstantiniyye, à l’exception des Balkans et de la Crimée. C’était magnifique. On avait l’impression de voir le monde depuis le soleil.
Le Kerala de Travancore se promenait avec l’abbesse, l’aidait à marcher sur le chemin. Ils s’arrêtèrent au bord du fleuve, et le Kerala examina attentivement, minutieusement, les mandalas, indiquant telle ou telle partie de la représentation du doigt et interrogeant l’abbesse et ses moines. D’autres moines se mirent à chanter à voix basse, bientôt imités par les soldats. Bhakta se tourna vers eux et ajouta sa voix flûtée, haut perchée, aux leurs. Le Kerala prit le mandala géométrique entre ses mains et le souleva délicatement. La roue de bois était presque trop grande pour qu’il la tienne à lui seul. Il descendit avec dans le fleuve, où des bouquets d’hortensias et d’azalées flottèrent autour de ses jambes. Il éleva le mandala au-dessus de sa tête, l’offrant au ciel, puis, à une inflexion du chant, alors que les trompettes joignaient leur cuivre à la musique, il abaissa le disque devant lui et le fit basculer sur le côté, très lentement. Le sable glissa comme une nappe, les couleurs se déversant dans l’eau et s’y fondant, tachant les jambières de soie du Kerala. Il plongea le disque dans l’eau et lava le reste du sable dans un nuage multicolore que le courant dissipa. Il passa sa main sur le disque de bois, puis sortit de l’eau. Il avait les chaussures boueuses, ses jambières trempées étaient barbouillées de vert, de rouge, de bleu et de jaune. Il prit l’autre mandala des mains de ceux qui l’avaient fait, s’inclina devant eux, au-dessus du disque, se retourna et le livra aux eaux du fleuve. Cette fois, les soldats se déplacèrent et se prosternèrent, front contre terre, en chantant une prière à l’unisson. Le Kerala abaissa lentement le disque, et tel un dieu offrant un monde à un dieu supérieur, le posa sur l’eau et le laissa flotter, tournant lentement encore et encore sous ses doigts, monde fluctuant qu’il plongea dans le fleuve, aussi profondément que possible, alors que le chant s’amplifiait. Tout le sable se répandit dans l’eau et macula ses bras et ses jambes. Alors qu’il remontait sur la rive, éclaboussé de couleurs, ses soldats se relevèrent et poussèrent trois cris, puis encore trois.
Plus tard, le Kerala prit un thé aux senteurs délicates, et s’assit auprès d’Ismail pour discuter avec lui. Il écouta tout ce qu’Ismail avait à lui dire sur le sultan Selim le Troisième, puis raconta à Ismail l’histoire de Travancore, ses yeux ne quittant jamais le visage de son interlocuteur.
— Notre combat pour repousser le joug des Moghols a commencé il y a longtemps, avec Shivaji, le Seigneur de l’Univers, qui a inventé la guerre moderne. Shivaji a utilisé tous les moyens possibles pour libérer l’Inde. Une fois, il fit appel à un lézard géant du Deccan pour l’aider à escalader les falaises sur lesquelles était juchée la Forteresse du Lion. Une autre fois, alors qu’il était encerclé et assiégé par l’armée du Bijapuri, sous le commandement du grand général moghol Afzal Khan, Shivaji proposa de se rendre à lui en personne, et se présenta devant lui vêtu uniquement d’une chemise de tissu qui dissimulait une dague à queue de scorpion. Les doigts de sa main gauche, cachés, étaient glissés dans des griffes de tigre tranchantes comme des rasoirs. Lorsqu’il embrassa Afzul Khan, il le déchiqueta à mort sous les yeux de tous, et par ce signal ses armées donnèrent l’assaut aux Moghols et les défirent.
» Après cela, Alamgir attaqua pour de bon, et passa le dernier quart de siècle de sa vie à reconquérir le Deccan, ce qui coûta cent mille vies humaines par an. Lorsqu’il eut fini de soumettre le Deccan, son empire était exsangue. Entre-temps, il y avait eu d’autres révoltes contres les Moghols, au nord-ouest, parmi les Sikhs, les Afghans et les sujets de l’est de l’empire safavide, ainsi que chez les Rajputs, les Bengalis, les Tamils, etc., dans toutes les régions de l’Inde. Elles connurent parfois un certain succès, et les Moghols – qui avaient écrasé leurs sujets sous les impôts pendant des années – subirent une révolte de leurs propres zamindars, et ce fut la ruine. Une fois que les Marathas, les Rajputs et les Sikhs furent solidement établis, ils instituèrent un système fiscal propre, et, même s’ils prêtaient toujours serment d’allégeance à Delhi, les Moghols n’en reçurent plus aucun argent.
» C’est ainsi que la situation alla en se dégradant pour les Moghols, surtout ici, dans le Sud. Mais les Marathas et les Rajputs avaient beau être hindous, ils parlaient des langues différentes, et c’est à peine s’ils se connaissaient. Tant et si bien qu’une rivalité naquit entre eux, et que l’emprise des Moghols sur l’État-mère indien s’accrut. En cette fin de règne, le nazim devint Premier ministre d’un khan complètement absorbé par son harem et sa hookah, et ce nazim alla vers le sud fonder la principauté qui inspira le développement de notre Travancore.
» Ensuite, Nadir Shah traversa l’Indus au même gué qu’Alexandre le Grand, mit Delhi à sac, massacrant trente mille personnes, et rapporta chez lui un milliard de roupies en or et en pierres précieuses, ainsi que le trône du Paon. Cela marqua la fin des Moghols.
» Après cela, les Marathas n’ont cessé d’étendre leur territoire jusqu’au Bengale. Mais les Afghans ont secoué le joug des Safavides, et ont envahi l’est jusqu’à Delhi, qu’ils ont mise à sac à leur tour. Quand ils se retirèrent, ils laissèrent le contrôle du Panjab aux Sikhs pour une taxe équivalente au cinquième des récoltes. Puis les Pathans mirent Delhi à sac une fois de plus, semant la ruine et la désolation pendant un mois entier dans une ville qui était devenue un vivant cauchemar. Le dernier empereur qui portât un titre moghol eut les yeux crevés par un petit chef afghan.