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» Alors une cavalerie marathane de trente mille chevaux marcha sur Delhi, recrutant deux cent mille volontaires rajputs en montant vers le nord. Sur le champ de bataille fatal de Panipat, où le destin de l’Inde s’était si souvent joué, ils rencontrèrent une armée composée de troupes afghanes et ex-mogholes en plein jihad contre les Hindous. Les musulmans étaient soutenus par les populations locales, et ils avaient le grand général Shah Abdali à leur tête. Cent mille Marathas trouvèrent la mort au combat, et trente mille autres furent capturés, puis échangés contre rançon. Finalement, les soldats afghans se lassèrent de Delhi et obligèrent leur khan à retourner à Kaboul.

» Mais les Marathas avaient été écrasés. Les successeurs du nazim sécurisèrent le Sud, les Sikhs prirent le Panjab et les Bengalis prirent le Bengale et l’Assam. Là-bas, nous nous rendîmes compte que les Sikhs étaient nos meilleurs alliés. Leur dernier gourou déclara que, désormais, leurs écrits sacrés étaient l’incarnation du gourou lui-même. Ils connurent une grande prospérité, érigeant, de fait, une puissante muraille entre l’islam et nous. Et nous apprîmes également beaucoup des Sikhs. Ils incarnent une sorte de mélange d’Hindous et de musulmans, inhabituel dans l’histoire indienne, et très instructif. Ils prospérèrent, donc, et en retenant leur leçon et en coordonnant nos efforts aux leurs, nous prospérâmes nous aussi.

» Et puis, à l’époque de mon grand-père, un certain nombre de réfugiés des conquêtes chinoises du Japon arrivèrent dans cette région, des bouddhistes attirés par le Lanka, le cœur du bouddhisme. Des samouraïs, des moines et des marins, de très bons marins – ils avaient couru les mers du grand océan de l’Est, qu’ils appellent le Dahai… En fait, ils arrivèrent aussi bien de l’est que de l’ouest.

— Ils avaient fait le tour du monde ?

— En effet. Et ils ont beaucoup appris à nos constructeurs de navires. Les monastères bouddhiques de la région étaient déjà des centres de ferronnerie, de mécanique et de céramique. Les mathématiciens locaux contribuèrent à l’épanouissement de leur art et à l’application de leurs calculs dans la navigation, la balistique et la mécanique. Tout cela connut une forme d’aboutissement, ici, dans les grands chantiers navals, et nos flottes marchande et militaire furent bientôt plus importantes que celles de la Chine même. Ce qui est une bonne chose, parce que l’empire chinois soumet une part sans cesse croissante du monde – la Corée, le Japon, la Mongolie, le Turkestan, Annam et le Siam, les îles de Malaisie –, la région que nous appelions la Grande Inde, en fait. Nous avons donc besoin de nos vaisseaux pour nous protéger de ce pouvoir. Du côté de la mer, nous sommes tranquilles, et par ici, à l’abri des terres arides du Deccan, nous sommes difficiles à conquérir par le continent. L’islam semble vivre ses derniers jours en Inde, sinon dans la totalité de l’Occident.

— Vous avez vaincu sa plus puissante cité, observa Ismail.

— Oui. Je frapperai encore et toujours les musulmans, de sorte qu’ils ne puissent plus jamais attaquer l’Inde. Il y a eu suffisamment de viols à Delhi. Alors j’ai fait construire une petite flotte sur la mer Noire, pour attaquer Konstantiniyye, écraser les Ottomans comme le nazim a écrasé les Moghols. Nous établirons de petits États dans toute l’Anatolie, prenant leur terre sous notre influence comme nous l’avons fait en Iran et en Afghanistan. En attendant, nous continuons à travailler avec les Sikhs, à les traiter comme nos principaux alliés et partenaires dans ce qui devient une confédération indienne élargie de principautés et d’États. Rares sont les opposants à l’unification de l’Inde sur ces bases, parce que, si elle réussit, alors ce sera la paix. La paix pour la première fois depuis l’invasion moghole, il y a plus de quatre siècles. L’Inde est donc en train d’émerger de sa longue nuit. Et maintenant, nous allons répandre le jour partout.

Le lendemain, Bhakta emmena Ismail à une fête dans les jardins du palais du Kerala, à Travancore. Le grand parc qui entourait le pavillon de marbre donnait sur la partie nord du port, loin du vacarme et de la fumée des chantiers navals, visibles du côté sud de la baie. En dehors du parc, des palais blancs, plus sophistiqués, appartenaient non au Kerala mais aux grands négociants locaux, qui s’étaient enrichis dans la construction navale, le commerce et surtout le financement de ce genre d’entreprises. Parmi les hôtes du Kerala se trouvaient beaucoup d’hommes de ce type, tous richement vêtus de soie et de bijoux. Ismail eut l’impression que cette société raffolait tout particulièrement des pierres semi-précieuses – la turquoise, le jade, le lapis-lazuli, la malachite, l’onyx, le jaspe et ainsi de suite –, polies en gros cabochons ronds et en perles dont on faisait des colliers. Leurs femmes et leurs filles portaient des saris aux couleurs éclatantes, et certaines promenaient en laisse des guenons apprivoisées.

Les gens circulaient à l’ombre des palmiers et des arbres, mangeaient à de longues tables couvertes de mets délicieux, ou buvaient dans des gobelets en verre. Bhakta fut approchée par quelques moines bouddhistes vêtus de marron ou de safran. Ils échangèrent quelques mots. Puis elle présenta à Ismail les Sikhs qui organisaient les festivités – des hommes barbus, coiffés d’un turban –, et des Marathas, des Bengalis, des Africains, des Malais, des Birmans, des Sumatranais, des Japonais et des Haudenosaunees du Nouveau Monde.

— Il y a tant de peuples différents, ici, observa Ismail.

— C’est grâce au développement des échanges maritimes.

Beaucoup d’entre eux semblaient désireux de parler à Bhakta, et elle emmena Ismail vers l’un des « plus proches assistants » du Kerala, un certain Pyidaungsu, un petit homme à la peau noire qui, dit-il, avait grandi en Birmanie, et à l’est de la pointe de l’Inde. Il parlait un excellent persan, ce qui était sans nul doute la raison pour laquelle l’abbesse lui avait confié Ismail, tandis qu’elle s’entretenait avec sa propre meute d’interlocuteurs.

— Le Kerala a été extrêmement content de vous rencontrer, dit tout de suite Pyidaungsu en emmenant Ismail à l’écart. Il est très désireux de faire des progrès dans certains domaines médicaux, surtout celui des maladies infectieuses. Nous avons perdu plus de soldats à cause des maladies ou des infections que du fait de nos ennemis, au combat. Cela l’affecte beaucoup.

— Ce n’est pas ma spécialité, dit Ismail. Je ne suis qu’un anatomiste, qui s’efforce de comprendre comment le corps est fait.

— Mais toutes les avancées dans la compréhension du corps nous aident à approfondir les sujets qui intéressent le Kerala.

— En théorie, du moins. Et ça prendra du temps.

— Mais ne pourriez-vous examiner les procédures de l’armée, et voir s’il n’y a pas là quelques points propices à la propagation des maladies ?

— Peut-être, dit Ismail. Bien que certains aspects soient assez inévitables, comme la promiscuité, le fait de voyager ou de dormir ensemble.

— Oui, mais peut-être pouvons-nous changer la façon dont ces choses se font…

— C’est possible. Il paraît vraisemblable que certaines maladies soient transmises par des créatures si petites que l’œil ne peut les voir…

— Les créatures dans le microscope ?

— Oui, ou encore plus petites. L’exposition à une minuscule quantité de ces créatures, ou à des créatures préalablement tuées, semble donner aux gens une résistance aux expositions ultérieures. C’est ce qui arrive à ceux qui ont survécu à la variole.