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— Oui, la variolisation. Les troupes sont déjà scarifiées contre la variole.

Ismail marqua sa surprise à cette nouvelle, et l’aide de camp s’en aperçut.

— Nous essayons tout, dit-il en riant. Le Kerala croit que les habitudes doivent être réexaminées d’un œil neuf afin d’être changées, et améliorées autant que possible. Les habitudes alimentaires, d’hygiène, d’évacuation des eaux usées… Il avait débuté très jeune, comme officier d’artillerie, et il a appris la valeur des procédures. C’est lui qui a suggéré que le fut des canons soit foré plutôt que coulé, le moulage ne pouvant donner une surface suffisamment lisse. Les canons dont la surface était plus uniforme étaient à la fois plus puissants, plus légers et plus précis. Il a testé toutes ces choses, et réduit l’arsenal à un ensemble de mouvements réglés d’avance, comme une danse, à peu près semblables pour toutes les tailles de canons, ce qui leur permet de se déployer aussi vite que l’infanterie, presque aussi vite que la cavalerie. Et facilite leur transport à bord des vaisseaux. Les résultats ont été prodigieux, comme vous le voyez, fit-il en balayant l’assemblée d’un geste satisfait.

— Vous avez été officier d’artillerie, j’imagine.

— En effet, répondit-il en riant.

— Et maintenant vous profitez des réjouissances données ici.

— Oui, mais il y a d’autres raisons à cette réunion. Les banquiers, les armateurs. Si vous voulez que je vous dise, tous doivent leur situation aux futs des canons.

— Mais pas les docteurs.

— Non. Et je le regrette ! Encore une fois, si vous voyez ce qu’on pourrait assainir dans les procédures de la vie militaire, dites-le-moi.

— Pas de contacts avec les prostituées ?

— Eh bien, c’est un devoir religieux pour beaucoup d’entre eux, fit-il en riant à nouveau. Il faut les comprendre. Les danseuses des temples sont importantes pour bien des cérémonies.

— Ah. Alors, dans ce cas aussi il faut respecter des règles d’hygiène. Les animalcules se déplacent d’un corps à l’autre par la saleté, par le contact, par l’eau et la nourriture, et par la respiration. En faisant bouillir les instruments chirurgicaux, on réduit les infections. Il faut faire porter des masques aux docteurs, aux infirmières et aux patients, pour réduire les risques de contamination.

L’officier eut l’air content.

— Le respect de l’hygiène est l’un des avantages du système des castes. Le Kerala n’approuve pas les castes, mais il serait possible de faire en sorte que l’hygiène devienne une de nos priorités.

— Il semblerait que l’ébullition tue les animalcules. Le matériel de cuisine, les casseroles, les chaudrons, l’eau potable – tout cela devrait être bouilli. Mais je crains que ce ne soit pas très pratique.

— Certes, mais c’est possible. Quelles autres méthodes pourrait-on utiliser ?

— Certaines herbes, peut-être, et des substances, toxiques pour les animalcules mais pas pour les gens. Mais ces substances, personne ne sait si elles existent.

— On pourrait faire des essais.

— Effectivement.

— Sur des empoisonneurs, par exemple.

— On l’a déjà fait.

— Oh, le Kerala sera content. Il adore les expériences, les notes, les nombres comme ceux dont ses mathématiciens ont noirci des pages pour montrer si les impressions d’un médecin étaient justes lorsqu’on les appliquait à l’armée dans son ensemble. Il aimerait vous revoir à ce sujet.

— Je lui dirai tout ce que je sais, promit Ismail.

L’officier lui serra la main et la garda entre les siennes.

— Je vais tout de suite vous remmener au Kerala. Pour le moment, les musiciens sont là, à ce que je vois. J’aime les écouter du haut des terrasses.

Ismail le suivit un moment, comme dans un tourbillon, puis l’un des assistants de l’abbesse le happa et le ramena au groupe constitué par le Kerala pour assister au concert.

Les chanteuses portaient des saris magnifiques, les musiciens des vestes de soie multicolores, tissées de toutes sortes de façons, surtout d’un bleu ciel éclatant et d’un rouge d’orange sanguine. Les musiciens commencèrent à jouer ; les percussionnistes établirent le rythme sur leurs tablas et les autres se mirent à pincer les cordes de grands instruments pareils à des ouds, ou à des luths à long manche. Ils rappelaient à Ismail Konstantiniyye, où l’on entendait, dans toute la ville, ces sortes d’instruments nasillards.

Une chanteuse s’avança et chanta dans une langue étrangère, les notes dévalant la gamme sans s’arrêter nulle part, s’incurvant continuellement en des tonalités nouvelles pour Ismail, sans ces tons et ces quarts de ton qui infléchissaient rapidement la mélodie vers le haut et vers le bas, comme dans d’autres musiques. Les compagnes de la chanteuse dansaient lentement derrière elle, se rapprochant autant que possible de l’immobilité quand elle tenait la note, et cependant bougeant toujours, les mains tendues, les paumes levées vers le ciel, parlant la langue de la danse.

Puis les deux joueurs de tablas se mirent à jouer plus vite, selon un rythme complexe mais régulier, entremêlé comme les brins d’une tresse avec le chant. Ismail ferma les yeux ; il n’avait jamais entendu une musique pareille. Les mélodies se superposaient et se poursuivaient sans jamais s’interrompre. Le public tanguait et roulait en rythme avec elles, les soldats dansant sur place, se déplaçant autour du centre immobile que constituait le Kerala, qui lui aussi, se trémoussait, incapable de résister à la magie de la musique. Lorsque les percussionnistes accélérèrent furieusement le rythme pour marquer la fin du morceau, les soldats se mirent à pousser des cris, des hurlements, et à faire de grands bonds. Les chanteuses et les musiciens s’inclinèrent profondément en souriant, et s’approchèrent pour recevoir les compliments du Kerala. Il s’entretint un moment avec la chanteuse principale, lui parlant comme à une vieille amie. Ismail se retrouva dans une sorte de file qui s’était formée de part et d’autre de l’abbesse, et devant laquelle défilaient les musiciens en sueur. Il salua chacun d’eux d’un hochement de tête, comme ils passaient devant lui. Ils étaient jeunes. Des parfums de toutes sortes caressaient les narines d’Ismail, du jasmin, de l’orange, des odeurs d’iode et d’écume, et il prit une profonde inspiration. L’odeur du large portée par la brise se fit plus forte. Cette fois, elle venait vraiment de la mer. Juste au-dehors, l’océan s’étendait, gris et bleu, comme une route menant au monde entier.

La fête se dispersa à nouveau dans les jardins, selon des schémas déterminés par les lents déplacements du Kerala. Ismail fut présenté à un quartet de banquiers, deux Sikhs et deux Travancoriens, et il les écouta discuter – en persan, par courtoisie envers lui – de la situation compliquée qui régnait en Inde, dans tout l’océan Indien et dans le monde en général. Les villes et les ports rivalisaient entre eux, on construisait de nouvelles villes sur des embouchures de fleuves où il n’y avait rien jusque-là, la loyauté des populations locales fluctuait, les esclavagistes musulmans d’Afrique de l’Ouest, l’or d’Afrique du Sud et d’Inka, l’île à l’ouest de l’Afrique – tout cela existait depuis des années, mais tout avait changé, d’une certaine façon. L’effondrement des vieux empires musulmans, la multiplication des nouvelles machines, des nouveaux États, des nouvelles religions, des nouveaux continents, tout cela partait d’ici, comme si les vibrations des violents combats avec l’Inde provoquaient des ondes de changement, des vagues dans le monde entier, qui fusionnaient en refluant.