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Bhakta présenta quelqu’un d’autre à Ismail et les deux hommes se saluèrent d’un hochement de tête en s’inclinant légèrement. L’homme s’appelait Wasco, et il venait du Nouveau Monde, la grande île à l’ouest de la Franji, que les Chinois appelaient Yingzhou. Wasco l’appelait Hodenosauneega, ce qui voulait dire « le territoire des peuples de la Longue-Maison », dit-il dans un persan passable. Il représentait la Ligue hodenosaunee, lui expliqua Bhakta. On aurait dit un Sibérien ou un Mongol, ou un Mandchou qui ne se serait pas rasé le front. Il était grand, il avait le nez fort, busqué, et même le soleil écrasant du Kerala ne lui faisait pas d’ombre. C’était comme si ces îles isolées, de l’autre côté du monde, avaient produit une race plus saine et plus vigoureuse. Sans doute avait-il été envoyé par son peuple pour cette raison même.

Bhakta les quitta et Ismail dit poliment :

— Je viens de Konstantiniyye. Vos gens ont-ils de la musique comme celle que nous venons d’entendre ?

Wasco réfléchit un instant.

— Nous chantons et nous dansons, mais tous ensemble, de façon informelle, et au petit bonheur, si vous voyez ce que je veux dire. Les tambours, ici, sont beaucoup plus fluides et compliqués. Le son est épais. Je trouve ça fascinant. J’aimerais vraiment avoir l’occasion de réentendre ça, pour vérifier que j’ai bien entendu ce que je crois avoir entendu.

Il agita la main d’une façon qu’Ismail ne comprit pas. En signe d’étonnement, peut-être, devant la virtuosité des percussionnistes.

— Ils jouent magnifiquement, répondit Ismail. Nous avons aussi des percussionnistes, mais ceux-ci ont élevé les tablas à un niveau supérieur.

— Je vous l’accorde.

— Et les villes, les vaisseaux, tout ça ? Y a-t-il dans votre pays un port comme celui-ci ? demanda Ismail.

L’expression de surprise de Wasco ressembla à celle de tout le monde, ce qui, se dit Ismail, était normal ; c’était la tête que faisaient tous les nouveau-nés. En réalité, avec son persan approximatif, Ismail s’émerveillait qu’il soit aussi compréhensible malgré son origine exotique.

— Non. Là d’où je viens, nous ne formons pas de regroupements aussi importants ; je pense qu’il y a plus de gens qui vivent autour de cette baie que dans tout mon pays.

Ce fut au tour d’Ismail d’être surpris.

— Si peu que ça ?

— Oui. Je trouve qu’il y a beaucoup de gens, ici. Cela dit, nous vivons dans une grande forêt, extrêmement épaisse et dense. Les fleuves font d’excellentes voies de communication. Jusqu’à ce que vous arriviez, nous chassions et nous avions quelques cultures, mais nous ne fabriquions que ce dont nous avions besoin, sans métaux, sans bateaux. Ce sont les musulmans qui les ont apportés sur notre côte ouest, et qui ont érigé des forts dans quelques-uns de nos ports, en particulier à l’embouchure de la rivière de l’Est, et dans l’Ile-Longue. Ils étaient peu nombreux, au départ, et nous avons appris, grâce à eux, bien des choses que nous avons mises en application. Mais nous avons été frappés par des maladies inconnues, et beaucoup sont morts, pendant qu’un grand nombre de musulmans débarquaient, amenant des esclaves d’Afrique pour les aider. Cela dit, notre terre est très vaste, et la côte elle-même, où les musulmans sont installés, n’est pas une très bonne terre. Alors nous commerçons avec eux, et mieux encore, avec les vaisseaux de Travancore. Nous étions très heureux de voir ces vaisseaux, vraiment, parce que nous étions inquiets à cause des musulmans franjs. Nous le sommes encore. Ils ont beaucoup de canons, ils vont où ils veulent, ils nous disent que nous ne connaissons pas Allah, et que nous devons le prier et ainsi de suite. Alors nous avons été contents de voir arriver d’autres peuples, dans de bons vaisseaux. Des gens qui n’étaient pas musulmans.

— Les Travancoriens ont-ils déjà attaqué les musulmans, chez vous ?

— Pas encore. Ils sont arrivés à l’embouchure du Mississippi, un grand fleuve. Mais ils finiront bien par en découdre. Ils sont très bien armés, les uns comme les autres, contrairement à nous. Bref, ça ne saurait tarder. (Il riva son regard à celui d’Ismail et eut un sourire chaleureux.) Je dois me souvenir que vous êtes sûrement musulman, vous aussi.

— Mais je ne l’impose pas aux autres, répondit Ismail. L’islam vous permet de choisir.

— Oui, c’est ce qu’on disait. Mais ici, à Travancore, cela se vérifie effectivement. Les Sikhs, les Hindous, les Africains, les Japonais, on voit de tout par ici. Le Kerala ne semble pas s’en soucier. Et peut-être même que cela lui plaît.

— Les Hindous absorbent tout ce qui les touche, à ce qu’on dit.

— Ça me paraît bien, répondit Wasco. Ou du moins préférable à Allah à la pointe du fusil. Nous faisons nos propres vaisseaux, maintenant, dans nos grands lacs, et nous serons bientôt en mesure d’arriver jusqu’à vous en passant par l’Afrique. À moins que le Kerala ne creuse ce canal à travers le désert du Sinaï, pour relier la Méditerranée à la mer Rouge, ce qui nous permettrait de venir beaucoup plus facilement chez vous. Il est prêt à conquérir toute l’Égypte pour que ce soit possible. Mais il y a encore beaucoup de choses à dire, de décisions à prendre. Ma Ligue aime beaucoup les ligues.

Puis Bhakta s’approcha d’eux et emmena à nouveau Ismail.

— Vous avez l’honneur d’être invité à rejoindre le Kerala dans l’un des chariots du ciel.

— Les sacs flottants ?

— Oui, répondit Bhakta avec un sourire.

— Oh, quelle joie !

Suivant l’abbesse clopinante, Ismail traversa des terrasses, chacune embaumant un parfum distinct, de citron, de muscade, de cannelle, de menthe et de rose, montant, niveau après niveau, par de petits escaliers de pierre. Il avait à chaque pas l’impression de gravir des étapes vers un royaume supérieur, où les sens et les émotions étaient plus affûtés : une vague terreur du corps, alors que les odeurs le projetaient de plus en plus loin, dans un état plus élevé. Il avait la tête qui tournait. Il n’avait pas peur de la mort, mais son corps n’était pas chaud à l’idée de ce qui pourrait la provoquer. Il rattrapa l’abbesse et marcha à côté d’elle. Son calme l’apaisait. À la façon dont elle montait les marches, il comprit qu’elle souffrait en permanence. Et pourtant elle n’en parlait jamais. À cet instant, comme elle s’arrêtait pour reprendre son souffle, elle se retourna et regarda l’océan. Elle mit une main déformée sur le bras d’Ismail, et lui dit combien elle était heureuse qu’il soit là, parmi eux, tout ce qu’ils pourraient accomplir ensemble, en travaillant sous les directives du Kerala, qui créait une terre où de grandes choses seraient possibles. Ils allaient changer le monde. Pendant qu’elle parlait, Ismail se sentit enivré par les parfums qui flottaient dans l’air, enivré par la vision des choses à venir… Le Kerala, multipliant les conquêtes, envoyant ici, au monastère, des choses et des gens du monde entier, des livres, des cartes, des instruments, des remèdes, des outils, des gens affligés de maladies inhabituelles ou qui avaient des dons nouveaux, tout cela venant de l’ouest de l’Oural et de l’est du Pamir, de Birmanie et du Siam, de la péninsule malaise, de Sumatra, de Java et de la côte est de l’Afrique, et même un médecin-sorcier de Madagascar en train de déployer les ailes presque transparentes d’une sorte de chauve-souris, permettant à Ismail d’examiner des veines et des artères vivantes, et de fournir une description complète de la circulation du sang qui plairait beaucoup au Kerala. Ismail vit aussi un médecin chinois de Sumatra lui montrer ce que les Chinois entendaient par le ki et le shen, qui se révélaient être ce qu’il avait toujours appelé la lymphe, une chose produite par de petites glandes sous les bras, et que l’on pouvait soigner avec des emplâtres d’herbes et d’autres substances, comme l’avaient toujours dit les Chinois ; il vit encore un groupe de moines bouddhistes qui avaient classé les différents éléments en familles, selon leurs propriétés chimiques et physiques, formant un mandala magnifique qui fournissait matière à des discussions interminables dans les salles de cours, les ateliers, les fonderies et les hôpitaux ; et tous procédaient à des explorations, sans avoir besoin de faire le tour du monde en bateau, sans jamais quitter Travancore, avides de trouver quelque chose d’intéressant à raconter au Kerala, la prochaine fois qu’il passerait – pas pour qu’il les récompense, même si c’était probable, mais parce qu’il serait tellement heureux d’avoir cette nouvelle information, et qu’il aurait ce sourire que tout le monde mourait d’envie de voir, et qui résumait toute l’histoire de Travancore, ici et maintenant.