Ils arrivèrent à une large terrasse où le ballon attendait. Son immense enveloppe de soie était déjà pleine d’air chaud, et tirait par saccades sur ses amarres. Le panier de bambou tressé était plus gros qu’une voiture et presque autant qu’un petit pavillon ; les cordes qui le reliaient à l’enveloppe de soie formaient un réseau de lignes très fines, si nombreuses que l’ensemble donnait une impression de résistance. La soie de l’enveloppe était diaphane. Un réchaud à charbon – auquel était fixé un soufflet à main – était boulonné à un cadre de bambou fixé sous l’enveloppe, juste au-dessus de leurs têtes, lorsqu’ils étaient dans le panier, où ils entrèrent par une petite porte.
Le Kerala, la chanteuse, Bhakta et Ismail montèrent donc dans le panier et se mirent aux quatre coins. Pyidaungsu jeta un coup d’œil et dit :
— Hélas, j’ai l’impression qu’il n’y a pas de place pour moi. Nous serions trop tassés. J’irai la prochaine fois, bien que je regrette de devoir laisser passer cette occasion !
Le pilote et ses passagers larguèrent les amarres, n’en conservant qu’une seule. Il n’y avait presque pas de vent ce jour-là, et ce serait, dit-on à Ismail, un vol contrôlé. Ils devaient monter comme un cerf-volant, lui expliqua le pilote, et quand la ligne serait presque complètement tendue, ils éteindraient le réchaud et se stabiliseraient comme n’importe quel cerf-volant, suspendus à quelques milliers de mains au-dessus du paysage. La brise légère qui soufflait habituellement du large dans l’après-midi les ferait flotter dans l’intérieur des terres si jamais la corde venait à casser.
Et ils montèrent.
— C’est comme le chariot d’Arjuna, leur dit le Kerala tandis qu’ils hochaient la tête, les yeux brillants d’excitation.
La chanteuse était belle, les échos de son chant peuplaient toujours l’air autour d’eux ; le Kerala était encore plus beau ; et Bhakta, la plus belle d’entre tous. Le pilote actionna une ou deux fois le soufflet. Le vent jouait dans les cordages.
Vu d’en haut, le monde était plat. Il s’étendait à une distance terrifiante, jusqu’à l’horizon – des collines vertes au nord, à l’est et au sud ; et à l’ouest, l’étendue bleue, plate, de la mer, sur laquelle le soleil brillait comme de l’or sur un plat de céramique bleue. Les choses, en bas, étaient petites, mais bien distinctes. Les arbres faisaient comme de minuscules touffes de laine verte. On se serait cru dans une miniature persane, magnifiquement détaillée, avec ces champs de riz entourés de rangées de palmiers plantés sur des buttes, et au-delà ces vergers de petits arbres méticuleusement alignés. On aurait dit une tapisserie d’une finesse exquise.
— Quel genre d’arbres est-ce là ? s’étonna Ismail en indiquant les collines vert foncé, à l’est.
C’est le Kerala qui répondit. Il était évident que c’était lui qui était à l’origine de la plupart des vergers visibles en dessous d’eux.
— Ces terres font partie du domaine de la ville et ce sont des plantations d’arbres à partir desquels nous produisons les huiles essentielles qui constituent notre principal produit d’exportation. Nous les échangeons contre toutes sortes de marchandises. Vous en avez senti quelques-unes en arrivant jusqu’au panier : le vétiver, le costus, la valériane et l’angélique. Des buissons comme le lentisque, le néroli, le kaatoanbangkal, le parijat et la reine de la nuit. Des herbes comme la citronnelle, les cymbopogons et la palmarosa. Des fleurs, comme vous pouvez le voir, dont la tubéreuse, la rose, le jasmin, et les fleurs de champac et de frangipanier. Des herbes, aussi : la menthe poivrée, la menthe médicinale, le patchouli, l’artémise. Et là, dans les bois, il y a les plantations de santal et d’agar. Tous ces arbres et ces plantes sont cultivés, plantés, soignés, récoltés, traités et transformés, et le produit est mis en bouteilles ou en sachets, puis envoyé en Afrique, en Franji, en Chine ou dans le Nouveau Monde, où ils n’avaient pas, jusque-là, de substances aromatiques et médicinales aussi puissantes, et de loin. Ils ont été très impressionnés, et tous nos produits sont extrêmement recherchés. À présent, j’ai des gens qui explorent le monde à la recherche d’autres espèces, pour voir ce qui poussera ici. Celles qui prospèrent sont cultivées, et leurs huiles vendues dans le monde entier. La demande est tellement forte que nous avons du mal à la satisfaire, et l’or afflue à Travancore alors que ses merveilleux parfums embaument la terre entière.
En arrivant au bout de la corde d’amarrage, le panier tourna, et en dessous d’eux le cœur du royaume leur fut révélé, la cité de Travancore telle que la voyaient les oiseaux, ou Dieu. La campagne, tout autour de la baie, était couverte de toits, d’arbres, de routes, de quais, aussi petits que les jouets d’une princesse. Ils ne s’étendaient pas tout à fait aussi loin qu’à Konstantiniyye, mais la cité était néanmoins assez vaste, et constituait un véritable arboretum verdoyant, où les bâtiments et les routes étaient à peine visibles. Il n’y avait que dans la région du port que les toits étaient plus nombreux que les arbres.
Juste au-dessus d’eux flottait une tapisserie de nuages moirés que le vent poussait vers l’intérieur des terres. Au large, une grande rangée de gros nuages blancs, marbrés, venait vers eux.
— Il va bientôt falloir que nous redescendions, annonça le Kerala au pilote, qui hocha la tête et vérifia son réchaud.
Une nuée de vautours voleta autour d’eux avec curiosité. Le pilote poussa un grand cri pour les effrayer et sortit un pistolet d’un sac accroché à la paroi intérieure du panier. Ça ne s’était jamais produit sous ses yeux, disait-il, mais il avait entendu parler d’un vol d’oiseaux s’abattant du ciel, qui avaient crevé l’enveloppe avec leur bec. Des faucons, jaloux de leur territoire, apparemment ; sans doute les vautours seraient-ils moins téméraires, mais il ne serait pas bon de se laisser surprendre.
Le Kerala se mit à rire, regarda Ismail et embrassa d’un geste les champs colorés, parfumés.
— C’est le monde que nous voulons, et que vous allez nous aider à faire, dit-il. Nous irons de par le monde planter des jardins et des vergers jusqu’à l’horizon, nous construirons des routes dans les montagnes et dans les plaines, nous ferons des terrasses dans les collines, nous irriguerons les déserts jusqu’à ce qu’il y ait des jardins partout, et que l’abondance règne, et ce sera la fin des empires et des royaumes, des califes, des sultans, des émirs, des khans et des zamindars, des rois, des reines et des princes, des cadis, des mollahs et des oulémas, de l’esclavage, de l’usure, de la propriété et des impôts, des riches et des pauvres, des meurtres et de la torture. Il n’y aura plus d’exécutions, de prisons et de prisonniers, plus de généraux, de soldats, d’armées et de marines, de patriarches, de clans, de castes, de faim et de souffrance – pas plus de souffrance, du moins, que la vie ne nous en apporte du fait que nous naissons et qu’il faut bien mourir, et nous verrons alors, pour la première fois, quel genre de créature est l’homme en réalité.