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3. La Montagne d’Or

Dans la douzième année du règne de l’empereur Xianfeng, la pluie noya la Montagne d’Or. Il commença à pleuvoir le troisième mois d’automne, début habituel de la saison humide sur cette partie de la côte du Yingzhou, et il ne cessa plus de pleuvoir jusqu’au deuxième mois du printemps suivant. Il plut tous les jours pendant la moitié d’une année, et souvent à verse, à torrents, comme sous les tropiques. Très vite, alors qu’on n’était pas encore à la moitié de l’hiver, la grande vallée centrale de la Montagne d’Or fut inondée dans toute sa longueur, formant un gigantesque lac long de cent cinquante lis et large de trois cents. Une eau brunâtre dévalait les pentes des collines vertes bordant le delta, jusque dans la grande baie et par-delà la Porte d’Or, donnant à l’océan une teinte boueuse, sur toute sa largeur et jusqu’aux îles Peng-lai. Puis l’eau partit aussi vite qu’elle était arrivée, mais il en resta une grande quantité, qui formait une véritable mer intérieure. Sur toute la longueur de la vallée, les villes chinoises, les villages, les fermes avaient été noyés jusqu’au toit, et la population avait été chassée vers les sommets, le long de la ligne de côte, au pied de la Montagne d’Or, et surtout vers la ville, la légendaire Fangzhang. Ceux qui vivaient du côté est de la vallée partirent généralement vers les contreforts, progressant le long des voies ferrées ou des routes carrossables. Ils traversèrent des vergers de pommiers et des vignobles dominant les profonds canyons qui coupaient en deux les hauts plateaux. Où ils tombèrent sur une importante population de Japonais.

Beaucoup de ces Japonais étaient arrivés là pendant la diaspora, quand les armées chinoises avaient conquis le Japon, au cours du règne de Yung Cheng, cent vingt années plus tôt. C’étaient eux qui les premiers avaient cultivé le riz dans la vallée centrale ; mais une génération plus tard, deux peut-être, l’immigration chinoise s’était répandue dans la vallée comme les pluies qui la submergeaient actuellement, et la plupart des Japonais nisei et sansei étaient partis pour les contreforts, se faisant chercheurs d’or, vignerons ou cultivateurs de pommes. Ils y rencontrèrent un certain nombre d’anciens, venus se réfugier dans les contreforts pour fuir l’épidémie de malaria qui les avait récemment presque tous fauchés. Les Japonais fraternisèrent avec les survivants, et les autres anciens, qui se trouvaient plus à l’est. Ensemble, ils résistèrent aux incursions chinoises, luttant par tous les moyens, sauf l’insurrection ; car par-delà la Montagne d’Or s’étendaient les hauts et terribles déserts alcalins, où rien ne pouvait vivre. Ils étaient dos au mur.

C’est pourquoi l’arrivée de ces nombreuses familles de réfugiés chinois n’était pas vraiment perçue par ceux qui se trouvaient déjà là comme un événement des plus enthousiasmants. Les contreforts étaient composés de plateaux inclinés, montant vers les hautes montagnes, entrecoupés de profonds canyons aux flancs abrupts, boisés, où coulait une rivière. Ces canyons envahis d’arbousiers n’avaient pu être investis par les autorités chinoises, et beaucoup de familles japonaises s’y étaient réfugiées, vivant des paillettes d’or trouvées dans les cours d’eaux ou de l’exploitation de petites mines. Les campagnes chinoises de construction de routes avaient souvent privilégié les plateaux, et les canyons étaient restés aux mains des Japonais, en dépit de la présence de quelques prospecteurs chinois. Une sorte d’Hokkaido exilée, coincée entre la vallée chinoise et le grand désert des autochtones. Et voilà que ce monde s’emplissait de cultivateurs de riz chinois trempés comme des soupes.

Aucun de ces deux groupes ne se réjouissait. L’estime en laquelle les Chinois tenaient les Japonais rappelait la proverbiale aversion des chats pour les chiens, et réciproquement. Les Japonais des contreforts essayèrent bien, au début, d’ignorer les Chinois qui installaient des camps de réfugiés un peu partout, dans les plus grandes gares de chemin de fer comme dans les plus petits relais de poste ; et les Chinois, de leur côté, feignirent d’ignorer les habitants japonais dont ils étaient en train d’envahir le territoire. Puis le riz vint à manquer, les gens commencèrent à s’énerver, et les autorités chinoises envoyèrent des troupes pour pacifier la région. Et il pleuvait toujours.

Un groupe de Chinois échappa à l’inondation en suivant la piste qui longeait la rivière de la Truite Arc-en-Ciel. Dominant la rive nord de la rivière se trouvaient de nombreux pâturages et pommeraies appartenant pour la plupart à des Chinois de Fangzhang, mais où travaillaient des Japonais. Ce groupe de Chinois établit son campement dans l’une de ces pommeraies, et fit de son mieux pour s’abriter de la pluie, qui tombait toujours, inlassablement. Ils construisirent une sorte de grange, au toit de bardeaux soutenu par des poteaux, avec des bâches en guise de murs, et un feu de camp à l’une des extrémités ; ce n’était pas grand-chose, mais c’était mieux que rien. Le jour, des hommes descendaient tant bien que mal au fond du canyon pour aller pêcher dans la rivière. D’autres allaient dans la forêt chasser le chevreuil, en tuant des dizaines dont ils faisaient sécher la viande.

Yao Je, la matriarche d’une de ces familles, se désespérait d’avoir dû abandonner sa ferme, et surtout ses vers à soie, qui étaient restés dans des boîtes accrochées aux chevrons de l’atelier de filature. Son mari pensait qu’on ne pouvait pas y faire grand-chose, mais la famille employait un serviteur japonais, un garçon du nom de Kiyoaki, qui se porta volontaire pour redescendre dans la vallée, dès que le temps le permettrait, et aller, en barque, chercher les vers à soie. Son maître n’appréciait pas sa proposition, mais sa maîtresse l’approuva. Elle voulait absolument récupérer ses vers à soie. Ainsi, par un matin pluvieux, Kiyoaki partit pour la ferme inondée, espérant qu’elle serait encore accessible.

Il trouva la barque de la famille Yao toujours attachée au chêne où ils l’avaient laissée, et commença à ramer au-dessus de ce qui avait été autrefois les rizières, à l’est de leur ferme, en direction du domaine. Un fort vent d’ouest souleva des vagues à la surface de l’eau, et il fut repoussé vers son point de départ. Mais il recommença. Quand il atteignit enfin le domaine inondé des Yao, il avait les mains couvertes d’ampoules. Il accosta au sommet de l’une des murailles du domaine, qui racla le fond de sa barque. Il l’attacha à l’une des cheminées de l’atelier de filature, qui était le plus haut bâtiment de la ferme. Il se faufila à l’intérieur en se glissant par une fenêtre, et marcha sur les chevrons, jusqu’aux feuilles de papier humides couvertes des petites boîtes, pleines de cailloux, et d’un paillis de mûriers, qui contenaient les si précieux cocons des vers à soie. Il rassembla toutes les feuilles dans un sac de toile huilée, qu’il déposa délicatement par la fenêtre dans la barque, ravi.

Cependant, il s’était mis à pleuvoir plus fort, et la pluie fouettait violemment la surface de l’eau. Aussi Kiyoaki trouva-t-il plus sage de passer la nuit dans le grenier de la maison des Yao. Mais il était si vide qu’il en était effrayant, et, pour la seule raison qu’il avait peur, Kiyoaki décida de rentrer. La toile huilée protégerait les cocons, et il était trempé depuis si longtemps que l’être un peu plus ne le dérangeait pas. Il était comme une grenouille sautant hors de sa mare, et retombant dedans ; cela lui était égal. Il remonta donc dans la barque et commença à ramer.