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Mais, à présent, un vent vicieux soufflait de l’est, arrachant à l’eau des vagues d’une taille et d’une force étonnantes. Kiyoaki avait mal aux mains, et par moments la coque de sa barque heurtait quelque chose : le faîte d’un arbre, des poteaux télégraphiques, parfois d’autres choses, qu’il n’identifiait pas, trop effrayé pour regarder. Des doigts d’hommes morts ! Il n’y voyait guère dans ces ténèbres liquides et, comme la nuit se faisait de plus en plus noire, il ne sut bientôt plus dans quelle direction ramer. Une toile frottée d’huile était rangée sous la proue de la barque. Il la tira sur les plats-bords, l’attacha fermement, se glissa dessous, et se laissa dériver, allongé dans le fond du bateau, écopant de temps à autre à l’aide d’une boîte de conserve. C’était humide, mais au moins il ne chavirerait pas. Il se laissa aller au gré du courant, puis finit par s’endormir, bercé par les vagues.

Il se réveilla plusieurs fois dans la nuit, et chaque fois, après avoir écopé, il s’efforçait de se rendormir. La barque roulait et tanguait, mais les vagues ne passèrent jamais par-dessus bord. Si elles le faisaient, la barque se renverserait, et il se noierait ; alors il évitait de trop y penser.

À l’aube, il fut évident qu’il avait dérivé plutôt vers l’ouest que vers l’est. Il s’était perdu quelque part dans la vaste mer intérieure qui occupait la vallée centrale. Un bouquet de chênes indiquait la présence d’un îlot, ou en tout cas d’une hauteur, vers laquelle il rama.

Comme il ramait en tournant le dos à cette nouvelle petite île, il ne la vit pas arriver ; il ne s’en rendit compte que lorsque la proue de sa barque la heurta. Immédiatement, il s’aperçut qu’elle grouillait de bestioles : araignées, insectes, serpents, écureuils, taupes, rats, souris, renards, et un raton-laveur. Tous se jetèrent brusquement sur l’embarcation, qui était devenue le nouveau point le plus élevé de la plage. Et de là, sur lui, puisqu’il était encore ce qu’il y avait de plus haut à bord du bateau. Il poussait des hurlements de détresse, et chassait, en tapant dessus, les serpents, araignées et écureuils, désespérés, qui grimpaient sur lui, lorsqu’une jeune femme tenant un bébé bondit sur le bateau, comme les autres créatures, sauf qu’elle était descendue de l’arbre en direction duquel Kiyoaki avait ramé. La fille pleurait et sanglotait :

— Ils essaient de le manger ! Ils essaient de manger mon bébé !

Mais ce qui préoccupait avant tout Kiyoaki, c’était la multitude de bestioles qui grouillaient sur lui, au point de manquer lui faire perdre une rame. Quand il eut fini d’écraser, balayer ou chasser par-dessus bord tous ces petits intrus, il replaça les rames dans les dames de nage et s’éloigna rapidement. La jeune fille et son bébé s’assirent sur le banc de la chaloupe ; la jeune fille continuait à chasser les insectes et les araignées, en poussant des « Ouh ! Ouh ! Ouh ! ». Elle était chinoise.

Du plafond de nuages gris et bas, la pluie recommença à tomber. Il n’y avait que de l’eau, à perte de vue, à l’exception des arbres de la petite île dont ils étaient partis si rapidement.

Kiyoaki ramait vers l’est.

— Tu vas dans la mauvaise direction, pleurnicha la jeune fille.

— C’est de là que je viens, expliqua Kiyoaki. La famille qui m’emploie est là-bas.

La fille ne répondit rien.

— Comment t’es-tu retrouvée sur cette île ?

Elle resta coite.

Alourdie par ses passagers, la barque était plus difficile à manœuvrer, et les vagues menaçaient de la faire chavirer. Des criquets et des araignées grouillaient et rampaient sous leurs pieds, et le raton-laveur avait réussi à se faufiler dans l’espace ménagé sous la proue de l’embarcation. Kiyoaki rama à en avoir les mains en sang, mais ils ne virent pas le moindre petit bout de terre ; la pluie tombait si fort qu’ils avaient l’impression d’avancer dans une sorte d’épais brouillard.

La fille geignait, donnait la tétée à son bébé, écrasait des insectes sous ses talons.

— Rame vers l’ouest, ne cessait-elle de lui dire. Le courant t’aidera.

Kiyoaki rama vers l’est. La barque rebondissait tant bien que mal sur les vagues et, de temps à autre, ils devaient écoper. Le monde entier paraissait n’être plus qu’un océan. Une fois, Kiyoaki aperçut une bande de côte entre deux nuages bas sur l’horizon, à l’ouest, beaucoup plus près qu’il ne s’y attendait ou qu’il n’aurait osé l’espérer. Le courant avait dû les déporter vers l’ouest.

À la nuit tombée, ils approchèrent d’une nouvelle petite île, dont ils voyaient les arbres.

— Mais c’est la même ! dit la jeune femme.

— C’est juste qu’elle lui ressemble.

Le vent recommença à souffler, rappelant ces brises nocturnes venues du delta, qu’ils appréciaient tant durant les chaleurs de l’été. Les vagues grossirent, et grossirent, se fracassant à la proue du navire, s’écrasant sur la toile au-dessus d’eux et retombant à leurs pieds. Il fallait absolument débarquer, au plus vite. Sinon ils couleraient et se noieraient.

Alors Kiyoaki redoubla d’efforts et ils parvinrent à toucher terre. Une fois encore, ils furent assaillis par une marée d’insectes et d’animaux. À la grande surprise de Kiyoaki, la jeune Chinoise jura comme un charretier, s’attaquant à toutes les créatures qui s’approchaient de son bébé, surtout aux plus grosses. Quant aux plus petites, ils durent s’en accommoder. Les chênes hébergeaient une petite troupe de singes des neiges, qui les dévisageaient de leurs gros yeux globuleux. Kiyoaki attacha la barque à une branche, s’éloigna, étendit une couverture mouillée sur un coin de boue humide, entre deux racines, retira la lourde toile huilée du navire et s’arrangea pour en faire, à l’aide de branches, une tente aussi solide que possible. Il invita la jeune Chinoise à s’y abriter, avec son bébé, et se faufila sous la tente avec eux. Ensuite, en même temps que toute une ménagerie d’insectes, de serpents et de rongeurs, ils se préparèrent pour la nuit. Mais ils eurent du mal à dormir.

Le lendemain matin, il pleuvait toujours autant. La jeune femme avait placé son bébé entre elle et Kiyoaki, pour le protéger des rats. À présent, elle lui donnait le sein. Il faisait plus chaud sous la tente que dehors. Kiyoaki se demandait s’il ne pourrait pas faire un feu. Après tout, il y avait suffisamment à manger : serpents, écureuils… Mais ils ne trouveraient pas de bois sec.

— Nous ferions mieux de repartir, dit-il.

Alors, ils sortirent dans le crachin froid et regagnèrent la chaloupe. Au moment même où Kiyoaki l’éloignait du rivage, une dizaine de singes des neiges se laissèrent tomber du haut des branches et grimpèrent avec eux. La fille hurla et mit son bébé sous sa chemise, le protégeant de tout son corps, défiant du regard les singes d’approcher. Mais ils se contentèrent de rester là, sagement assis comme n’importe quels passagers. Parfois, ils regardaient leurs pieds, sinon, la pluie. Ils se grattaient le menton, se demandant peut-être s’il cesserait jamais de pleuvoir. L’un d’eux regarda la jeune Chinoise. Alors elle lui cria quelque chose, et le singe recula, intimidé.

— Laisse-les tranquilles, dit Kiyoaki.

Les singes étaient japonais ; les Chinois ne les aimaient pas, et passaient leur temps à se plaindre de leur présence au Yingzhou.

Ils dérivèrent sur la vaste mer intérieure. La jeune femme et son bébé étaient couverts d’araignées et de puces, comme s’ils étaient déjà morts. Les singes commencèrent à les épouiller, mangeant quelques insectes, en jetant d’autres par-dessus bord.

— Je m’appelle Kiyoaki.

— Moi, c’est Peng-ti, dit la jeune Chinoise, en chassant quelques insectes des cheveux de son bébé et en tâchant d’ignorer les singes.