Kiyoaki avait les mains en sang à force de ramer, mais au bout d’un certain temps il réussit à oublier la douleur. Ils mirent le cap à l’ouest, s’abandonnant au courant qui les avait déjà menés si loin.
Un petit bateau apparut dans la bruine. Kiyoaki hurla, réveillant la jeune fille et son bébé ; mais l’embarcation faisait déjà voile vers eux.
Il y avait deux marins à bord. Deux Japonais. Peng-ti les regarda, d’un air suspicieux.
L’un d’eux dit aux naufragés de monter à leur bord.
— Mais dites aux singes de rester où ils sont ! lança-t-il en riant.
Peng-ti leur tendit son bébé, puis se hissa elle-même par-dessus le plat-bord.
— Vous avez de la chance de n’avoir eu que des singes, dit le second marin. Plus au nord, dans la vallée, le Fort Noir est suffisamment en hauteur pour servir de refuge à tous ceux qui n’ont pu fuir ailleurs, et les animaux qui y sont allés, à la nage, sont encore plus nombreux que ceux qu’il y avait autrefois dans vos rizières. Ils ont eu beau fermer les portes, les murs ne sont rien pour les ours, les ours bruns, les ours dorés… Ils commençaient à leur tirer dessus quand le magistrat leur a dit d’arrêter. Ils allaient épuiser tout leur stock de munitions, et cela n’aurait pas empêché la ville de se remplir d’ours. Pour finir, les grands ours dorés ont brisé les portes, laissant passer des loups, des élans… Tous ces hardis explorateurs ont investi les rues du Fort Noir, obligeant les gens à se cacher dans leurs greniers en attendant que ça passe !
Les deux hommes s’esclaffèrent à cette évocation.
— On a faim, dit Peng-ti.
— Oui, ça se voit, répondirent-ils.
— Nous allons vers l’est, mentionna Kiyoaki.
— Et nous vers l’ouest.
— Parfait, dit Peng-ti.
Et il pleuvait toujours. Ils abordèrent un nouveau bosquet, dont les frondaisons dépassaient d’un quai inondé. Entre les branches des arbres, une douzaine de malheureux Chinois trempés attendaient, tremblant comme des singes, trop heureux de les voir arriver. Ils sautèrent à bord du bateau. Cela faisait six jours, dirent-ils. Six jours dans les arbres ! Le fait d’avoir été sauvés par des Japonais ne semblait pas du tout les incommoder.
Maintenant, le bateau et la barque étaient portés par un courant d’eau marron, entre de vertes collines embrumées.
— Nous continuons vers la ville, dit l’homme qui tenait le gouvernail. C’est le seul endroit dont les quais sont encore accessibles. De toute façon, j’aimerais me sécher, et puis m’offrir un bon gueuleton à Japantown.
Ils repartirent donc sur l’eau, grêlée par la pluie. Le delta et ses digues, tout était sous l’eau. Ce n’était qu’un immense lac d’eau marron. Quelques arbres pointant leurs branches çà et là permettaient apparemment aux marins de s’orienter. Ils montraient du doigt certains de ces arbres, et parlaient avec animation dans un japonais qui offrait un saisissant contraste avec leur chinois, plus qu’approximatif.
Pour finir, ils arrivèrent à un détroit bordé de hautes collines et, comme le vent les poussait dans ce détroit – qui devait être la Porte Intérieure, se dit Kiyoaki –, ils amenèrent la voile et se laissèrent porter par le courant, manœuvrant leur gouvernail pour rester dans la partie la plus rapide, qui les emmena derrière la courbe des hautes collines du Sud. Plus loin, ils passèrent par des goulets, pour déboucher finalement dans l’immense étendue d’eau de la Baie d’Or, aux flots maintenant agités et fangeux. Le sommet des vertes collines environnantes disparaissait dans un plafond de nuages gris, écrasant. Comme ils louvoyaient vers la ville, certains nuages s’effilochèrent, formant de longues bandes de coton gris au-dessus des collines du nord de la péninsule. Une colonne de lumière tomba sur le rucher de maisons et de rues qui recouvrait le moindre espace de terre jusqu’au sommet du mont Tamalpi, et une coulée pareille à de l’argent ou de l’étain liquide envahit de blancheur certains des quartiers de la ville, généralement grise. C’était un spectacle impressionnant.
La partie occidentale de la baie, juste au nord de la Porte d’Or, était hérissée de nombreuses péninsules qui s’avançaient dans l’eau. Ces péninsules étaient également couvertes de bâtiments, et se trouvaient être, de fait, les quartiers les plus animés de la ville. Elles délimitaient trois petites anses. Celle du milieu, la plus grande, était le port de commerce. La péninsule au sud faisait partie de Japantown, qui s’étendait derrière eux, au sein d’un amoncellement d’entrepôts et de quartiers ouvriers. Là, comme l’avaient dit les marins, les jetées et les quais flottants étaient intacts et fonctionnaient normalement, comme si la vallée centrale n’avait connu aucune inondation. Seule la couleur marronnasse de l’eau de la baie indiquait qu’il s’était passé quelque chose.
Alors qu’ils approchaient des docks, les singes de la chaloupe commencèrent à s’agiter. En fait, le choix se résumait pour eux entre la noyade et la poêle à frire, et pour finir l’un des singes se jeta par-dessus bord et se mit à nager en direction d’une île, plus au sud. Immédiatement, tous les autres singes l’imitèrent avec un grand « splash », reprenant leurs conversations comme si de rien n’était, une fois un peu plus loin.
— C’est pour ça qu’on l’appelle l’île aux Singes, dit le pilote.
Il les conduisit au port du milieu. Sur les quais, parmi les hommes, se trouvait un magistrat chinois, qui les regarda approcher, et leur dit :
— Toujours aussi inondé, là-bas, à ce que je vois…
— Toujours inondé. Et il pleut toujours.
— Les gens doivent avoir faim.
— Oui.
Les Chinois montèrent sur les quais et remercièrent les marins, qui s’en allèrent avec Kiyoaki, Peng-ti et le bébé. L’homme de barre les rejoignit alors qu’ils suivaient le magistrat vers le « Bureau des Réfugiés de la Grande Vallée », qui avait été installé dans les bureaux des douanes à l’arrière du port. On y procéda à l’enregistrement de leurs nom, lieu de résidence avant l’inondation, endroit où se trouvaient leurs proches – quand on le savait. Les employés leur donnèrent un jeton, qui permettait d’avoir un lit dans l’un des bâtiments du contrôle de l’immigration, situé sur une île aux flancs escarpés, un peu plus loin dans la baie.
L’homme de barre eut l’air inquiet. Ces grands bâtiments avaient été construits quelque cinquante années plus tôt, afin de mettre en quarantaine les candidats à l’immigration vers la Montagne d’Or qui n’avaient pas la chance d’être chinois. Ils étaient entourés par des palissades surmontées de fils de fer barbelé et possédaient d’immenses dortoirs, pour les hommes d’un côté, pour les femmes de l’autre. Aujourd’hui, ils servaient de centre d’accueil au flot de réfugiés fuyant l’inondation qui s’écoulait dans la baie, pour la plupart des Chinois originaires de la vallée ; mais les gardiens de l’île n’avaient en rien changé le comportement qu’ils avaient autrefois avec les immigrants, et les réfugiés de la vallée s’en plaignaient amèrement. Ils avaient le plus grand mal à obtenir l’autorisation d’aller rejoindre les membres de leurs familles habitant la région, ou de s’installer plus au nord, ou plus au sud de la vallée. Certains préféraient même repartir vers la vallée inondée pour attendre, sur une crête, que l’eau descende. Par ailleurs, on avait rapporté plusieurs cas de choléra, et le gouverneur de la province avait déclaré l’état d’urgence, ce qui lui donnait les pleins pouvoirs pour agir au mieux des intérêts de l’empereur : une sorte de loi martiale, appuyée par l’armée de terre et la marine.
L’homme de barre, après leur avoir expliqué tout cela, dit à Kiyoaki et à Peng-ti :