— Vous pouvez rester si vous voulez. Nous, nous irons dans une maison d’hôtes, à Japantown. C’est propre et ce n’est pas cher. Ils voudront bien vous faire crédit si nous leur disons de vous faire confiance.
Kiyoaki regarda Peng-ti, qui regardait à terre. Serpents ou araignées ? Camp de réfugiés ou Japantown ?
— Nous viendrons avec vous, finit-elle par répondre. Merci beaucoup.
L’avenue qui partait des quais vers le centre de la ville, situé sur une hauteur, était bordée des deux côtés par des restaurants, des hôtels et des boutiques, où s’affichaient aussi bien la fluide calligraphie des Japonais que les massifs idéogrammes chinois. Les rues perpendiculaires à l’avenue étaient étroites, avec des maisons surmontées de toitures arrondies aux coins tournés vers le ciel, touchant presque les tuiles de la maison d’en face. Les gens portaient des vestes ou des ponchos huilés, et se promenaient avec des ombrelles noires ou bigarrées, dont beaucoup étaient en lambeaux. Tout le monde était trempé et marchait le dos rond, la tête rentrée dans les épaules. Le milieu des rues n’était qu’un immense torrent d’eau boueuse, qui dévalait la pente jusque dans la baie. Le vert des collines, à l’ouest, était ponctué de toits de tuiles, rouge, vert ou bleu vif : c’était un quartier chic, malgré la présence de Japantown, à ses pieds. Ou peut-être à cause d’elle. Quelqu’un avait dit à Kiyoaki que le bleu de ces tuiles, là-haut, s’appelait bleu de Kyoto.
Ils cheminèrent le long de plusieurs ruelles, jusqu’à la grande maison d’un marchand de fournitures pour bateaux, dont l’atelier et la boutique se trouvaient perdus dans le labyrinthe des rues de Japantown. Les deux Japonais, dont le plus âgé s’appelait Gen, présentèrent les jeunes naufragés à la propriétaire de la maison d’hôtes qui se trouvait juste à côté. C’était une vieille Japonaise édentée, vêtue d’un modeste kimono marron. Il y avait un autel dans le salon et dans l’entrée de la maison. Sitôt franchi le seuil de sa porte, elle les débarrassa de leurs vêtements trempés. Elle les considéra, d’un œil critique, et se lamenta :
— Tout le monde est si trempé de nos jours… On dirait qu’on vous a sortis du fond de la baie, et que vous avez été grignotés par les crabes…
Elle leur donna des vêtements secs et fit envoyer les leurs à nettoyer. Son établissement comportait une aile pour les hommes et une autre pour les femmes. Kiyoaki et Peng-ti reçurent chacun une natte, puis on leur servit un repas chaud, de riz et de soupe, arrosé de quelques coupes de saké chaud. Gen paya pour eux, et refusa leurs remerciements avec la brusquerie des Japonais.
— Vous me paierez une fois rentrés chez vous, dit-il. Vos familles seront tellement contentes de me rembourser…
Ni l’un ni l’autre ne trouva rien à redire à cela. Nourris, au sec ; plus rien ne leur manquait, si ce n’est monter dans leur chambre, et dormir d’un sommeil de plomb.
Le lendemain matin, Kiyoaki fut réveillé par des cris. Le marchand d’à côté engueulait un de ses employés. Kiyoaki jeta un coup d’œil par la fenêtre de sa chambre qui donnait sur la boutique de quincaillerie marine, et vit le marchand frapper rageusement un pauvre gamin sur la tête avec un boulier, dont les billes tressautaient à chaque coup.
Gen, qui était entré dans la pièce, assista à la scène sans broncher.
— Allez, viens, dit-il à Kiyoaki. J’ai des courses à faire, j’en profiterai pour te montrer un peu la ville.
Ils prirent donc vers le sud la grande avenue côtière qui longeait la baie et ses plus petits ports. Le port au sud était encore plus bondé que celui de Japantown. Ses quais n’étaient qu’une forêt de mâts et de cheminées. Dans la ville derrière et au-dessus s’amoncelaient des maisons à deux ou trois étages, toutes en bois, au toit de tuiles, imbriquées les unes dans les autres. Gen lui dit que c’était le style chinois traditionnel. Elles descendaient si près du rivage que certaines avaient les pieds dans l’eau. Toute l’extrémité de la péninsule était couverte d’une masse compacte de bâtiments, quadrillée par des rues menant d’est en ouest, de la baie vers l’océan, et du nord au sud, donnant sur des parcs et des jardins qui surplombaient la Porte d’Or. Un épais brouillard avait envahi le détroit, masquant les eaux limoneuses. Elles se déversaient si loin dans la baie qu’on ne voyait nulle part le bleu de la mer. Sur la péninsule, de longues batteries côtières tournées vers l’océan assuraient la défense de la ville. Ces forteresses de béton, disait Gen, permettaient de contrôler le détroit, à l’intérieur comme à l’extérieur, sur plus d’une cinquantaine de lis.
Gen s’assit sur l’un des murets du front de mer donnant sur le détroit. Il fit un geste de la main vers le nord, où les rues et les toits s’étendaient à perte de vue.
— Le plus grand port de la Terre. La plus grande ville du monde, disent certains.
— Elle est grande, c’est sûr. Je ne savais pas qu’elle serait si…
— Un million de gens vivent ici, paraît-il. Et il en arrive tous les jours. Ils n’arrêtent pas de construire, au nord de la péninsule.
De l’autre côté du détroit, en revanche, le sud de la péninsule n’était que fange, marécages et collines abruptes et pelées.
— Par rapport à l’agitation de la ville, on se croirait dans le désert, ne put s’empêcher de remarquer Kiyoaki.
— Oui, reconnut Gen avec un frisson. Je suppose que c’est parce qu’il y a trop de marécages, et que le terrain est trop escarpé pour qu’on puisse y faire des rues. Probablement qu’ils s’y mettront un jour. Mais pour le moment, c’est mieux ici.
Les îles ponctuant la baie étaient réservées aux domaines des fonctionnaires impériaux. Le toit couvert d’or de la demeure du gouverneur se dressait au sommet de la plus grande de ces îles. À la surface de l’eau marron, teintée d’écume, flottaient de nombreux petits bateaux. À voile, pour la plupart, mais quelques-uns arboraient fièrement leurs deux cheminées, crachant un long panache de fumée. Des petites marinas, avec des hangars à bateaux carrés, se voyaient çà et là dans les îles. Kiyoaki regardait ce beau paysage, émerveillé.
— Peut-être qu’un jour j’irai m’installer là-bas. On doit pouvoir y trouver du travail.
— Et comment ! Plus bas, au port, il y a beaucoup de travail. On manque de bras pour décharger les bateaux. Tu n’auras qu’à prendre une chambre à la maison d’hôtes. Tu pourrais même travailler à la boutique de fournitures pour bateaux.
Kiyoaki se remémora la scène qui l’avait réveillé.
— Pourquoi cet homme était-il si en colère ?
— Ce n’était vraiment pas de chance, dit Gen en fronçant les sourcils. Tagomi-san est quelqu’un de bien. D’habitude, il ne frappe jamais ses aides, je t’assure. Mais il était énervé. Il n’y a pas moyen de décider les autorités à piocher dans les réserves de riz pour nourrir les gens coincés dans la vallée. Le marchand a beaucoup d’influence dans la communauté japonaise, ici, et cela fait des mois qu’il essaie. Il pense que les bureaucrates, là-bas, dans ces îles (il fit un geste), espèrent que les gens vont crever de faim.
— Mais c’est de la folie ! La plupart sont des Chinois !
— Oui, c’est sûr, il y a beaucoup de Chinois, mais il y a sûrement encore plus de Japonais.
— Comment ça ?
— Tu sais, nous sommes beaucoup plus nombreux dans la vallée centrale que les Chinois, dit Gen en le regardant. Réfléchis. Ce n’est peut-être pas évident, parce que seuls les Chinois ont le droit de posséder la terre, et donc de diriger les rizières, notamment celles d’où tu viens, plus à l’est. Mais en haut de la vallée, et en bas, bref aux extrémités, ce sont surtout des Japonais, et sur les contreforts, le long de la ligne de côte, il y en a encore plus. Nous sommes arrivés ici les premiers, tu comprends ? Maintenant, avec cette gigantesque inondation, les gens sont chassés par la faim, et par les eaux. Les bureaucrates se disent que quand tout sera fini, et que l’eau se retirera – si cela arrive un jour –, si la plupart des autochtones, et des Japonais, sont morts de faim, rien n’empêchera de les remplacer par de nouveaux immigrants. Et ce seront tous des Chinois.