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Kiyoaki restait bouche bée, interdit.

Gen le dévisagea curieusement. Il semblait apprécier ce qu’il voyait.

— Alors, voilà : Tagomi a essayé d’organiser un système d’aide privé, chargé d’apporter de la nourriture aux gens de l’intérieur des terres. C’est ce que nous faisions quand nous vous avons trouvés. Mais ce n’est pas facile, et cela coûte très cher. Cela met le vieux en rogne. Et ses malheureux ouvriers en font les frais !

Gen se mit à rire.

— Pourtant, vous avez sauvé ces Chinois, réfugiés dans les arbres…

— Oui, oui. Notre boulot. Notre devoir. Faire le bien ne peut pas faire de mal, hein ? C’est ce que dit toujours la vieille femme de la maison d’hôtes. Et bien sûr, elle passe son temps à se faire avoir.

Ils regardèrent une langue de brouillard s’allonger dans le détroit. Les nuages de pluie, à l’horizon, ressemblaient à une gigantesque Flotte des trésors. Un immense pinceau de pluie avait déjà commencé à noircir les parties désertes de la péninsule sud.

Gen lui donna une tape amicale sur l’épaule.

— Allons, viens, j’ai encore quelques courses à faire pour elle…

Il conduisit Kiyoaki à une station de tramways, où ils prirent le premier en partance pour la partie ouest de la ville. Ils montèrent des rues, en descendirent d’autres, traversèrent quelques quartiers d’habitations sordides, puis un quartier de bâtiments du gouvernement, situé en haut des pentes d’où l’on voyait l’océan mousser sous la pluie, passèrent le long de vastes esplanades bordées de cerisiers, puis devant une autre forteresse.

— Ses canons protègent les collines au nord, dont les quartiers abritent certaines des plus belles propriétés de la ville, dit Gen.

Ils purent en admirer quelques-unes, que le tramway salua d’un coup de sifflet. Arrivés en haut des rues vertigineuses, ils purent voir les temples au sommet du mont Tamalpi. Puis ils redescendirent dans la vallée, où ils changèrent de tramway, pour franchir la péninsule et repartir vers Japantown, les bras chargés de provisions pour la propriétaire de la maison d’hôtes.

Kiyoaki alla voir dans l’aile des femmes si Peng-ti et son bébé allaient bien. Il la trouva assise dans l’embrasure d’une fenêtre, le bébé dans les bras, l’air morne et désolée. Elle n’était pas allée voir auprès des autorités chinoises si par hasard des parents à elle se trouvaient ici, ne leur avait pas demandé d’aide non plus – de toute façon, il semblait ne pas falloir en attendre grand-chose. En fait, tout paraissait lui être égal. Elle restait avec les Japonais, comme si elle se cachait. Mais elle ne parlait pas un mot de japonais, alors qu’ici ils ne parlaient que ça ; et elle ne comprenait rien de ce qu’ils disaient, sauf quand l’un d’eux avait l’idée de s’adresser à elle directement en chinois.

— Viens avec moi, lui dit-il en chinois. Gen m’a donné un peu d’argent pour le tramway. On pourrait aller voir la Porte d’Or.

Elle commença par hésiter, puis accepta. Kiyoaki lui expliqua comment prendre le tramway, ce qu’il venait de découvrir, et ils descendirent se promener dans le parc d’où l’on avait une vue plongeante sur le détroit. Le brouillard s’était presque entièrement dissipé, et le prochain front de nuages orageux n’était pas encore arrivé. La ville et la baie formaient un spectacle extraordinaire, éblouissant, au sens propre du terme. Le flot d’eau marron, charriant des débris et des barbes d’écume, continuait à se déverser dans la mer à une vitesse impressionnante.

— S’il y a tellement de courant, commenta Kiyoaki, c’est peut-être à cause du reflux.

Peng-ti hocha gravement la tête, l’écoutant. Toutes les rizières de la vallée centrale semblaient avoir été broyées et transportées, morceau par morceau, jusque dans l’océan. À l’intérieur des terres, tout serait à reconstruire. Kiyoaki dit quelque chose à ce sujet, et une lueur de colère s’alluma dans les yeux de Peng-ti et s’éteignit rapidement.

— Tant mieux, dit-elle. Je ne veux plus jamais y retourner.

Kiyoaki la regarda, surpris. Elle ne devait pas avoir plus de seize ans. Où étaient ses parents, sa famille ? Elle n’en parlait pas, et il était trop bien élevé pour oser l’interroger.

Alors ils regardèrent en silence le spectacle de la baie, brillant dans la pâle lueur du soleil. Le bébé se mit à geindre, et Peng-ti lui donna discrètement le sein. Kiyoaki regarda son visage, puis les eaux se ruer dans l’océan. Il pensait aux Chinois, à leur impitoyable bureaucratie, à leurs immenses villes, à leur mainmise sur le Japon, la Corée, Mindanao, l’Aozhou, le Yingzhou, l’Inka…

— Comment s’appelle ton bébé ? demanda-t-il.

— Hu Die, répondit la jeune fille. Cela veut dire…

— Papillon, dit Kiyoaki en japonais. Je sais.

Il imita avec les mains le vol d’un papillon, et la jeune fille sourit, et approuva.

Puis des nuages passèrent devant le soleil et, une légère brise s’étant mise à souffler, il commença à faire frais. Ils reprirent le tramway et rentrèrent à Japantown.

À la maison d’hôtes, Peng-ti se rendit dans l’aile des femmes. Comme il n’y avait encore personne dans celle des hommes, Kiyoaki se rendit au magasin de fournitures pour bateaux, pensant y demander du travail. Au rez-de-chaussée, la boutique était déserte, mais peut-être y avait-il quelqu’un à l’étage, où se trouvaient les bureaux des comptables et des employés. Il monta l’escalier.

La lourde porte du maître des lieux était close, mais des voix résonnaient de l’autre côté. Kiyoaki s’approcha, entendant des hommes parler japonais :

— … ne vois pas comment nous pourrions coordonner nos efforts et nous assurer que tout partira bien en une seule fois…

La porte s’ouvrit brutalement. Kiyoaki fut attrapé par la peau du cou et happé à l’intérieur du bureau. Huit ou neuf Japonais le considéraient gravement, entourant un vieil étranger au crâne chauve, assis sur la chaise réservée aux hôtes de marque. Le propriétaire du magasin rugit :

— Qui l’a laissé entrer ?

— Il n’y avait personne en bas, dit Kiyoaki. Je cherchais seulement quelqu’un pour demander du…

— Depuis combien de temps nous écoutais-tu ?

Le vieil homme était tellement furieux que Kiyoaki se demanda s’il n’allait pas lui taper sur la tête avec son boulier, ou pire.

— Comment oses-tu nous espionner ! Nous pourrions te jeter dans la baie, avec des pierres attachées aux pieds !

— Ce n’est que l’un de ceux que nous avons récupérés dans la vallée, dit Gen depuis un coin de la pièce. Il se trouve que je le connais un peu. Puisqu’il est là, autant l’enrôler. J’ai déjà procédé à son évaluation. En fait, il n’a pas mieux à faire. Je dirais même qu’il sera bon.

Alors que le vieil homme crachotait une objection, Gen se leva et empoigna Kiyoaki par la chemise.

— Que quelqu’un aille fermer la porte du magasin, dit-il à l’un des jeunes hommes, qui partit en courant.

Puis il se tourna vers Kiyoaki.

— Écoute-moi bien, mon garçon. Comme je te l’ai dit hier, nous essayons d’aider les Japonais.

— Bravo.

— En fait, nous travaillons à la libération du peuple japonais. Pas seulement ici, mais également au Japon.