Kiyoaki déglutit, et Gen le secoua.
— Eh oui ! Le Japon proprement dit ! Une guerre d’indépendance pour notre vieux pays, et pour ici. Tu peux travailler avec nous, et t’associer à l’une des plus belles choses que puisse faire un Japonais. Alors, c’est oui ou c’est non ?
— C’est oui ! lâcha Kiyoaki. C’est oui, bien sûr ! Dites simplement ce que je dois faire !
— Commence par t’asseoir et te taire, lança Gen. Ensuite, écoute, on t’en dira plus.
Le vieil étranger posa une question dans sa propre langue.
Un autre fit un geste en direction de Kiyoaki, et répondit dans la même langue. Puis il dit à Kiyoaki, en japonais :
— Je te présente le docteur Ismail, de Travancore, la capitale de la Ligue indienne. Il est venu nous aider à organiser la résistance contre les Chinois. Si tu veux assister à cette réunion, tu dois jurer que tu ne répéteras à personne ce que tu entendras ou verras. Cela veut dire que tu t’engages à servir la cause, et qu’il n’y a pas de retour en arrière. Si jamais nous apprenons que tu as parlé à quelqu’un, nous te tuerons. Tu as bien compris ?
— J’ai compris, répondit Kiyoaki. Je suis avec vous, je vous l’ai dit. Vous pouvez continuer sans crainte, je ne dirai rien. J’ai travaillé pour les Chinois dans la vallée, j’ai été leur esclave, toute ma vie.
Tous, dans la pièce, le regardèrent. Seul Gen eut une grimace en entendant ce si jeune homme dire « toute ma vie ». Kiyoaki s’en aperçut, et rougit vivement. Mais, quel que fût son âge, c’était pourtant la vérité. Il ferma la bouche et s’assit par terre, dans un coin de la pièce, près de la porte.
Les hommes recommencèrent à discuter. Ils posaient des questions à l’étranger, qui les regardait en tortillant sa fine moustache blanche. Il avait le regard à la fois intense et inexpressif d’un oiseau. Enfin, l’homme chargé de traduire leurs paroles se tourna vers lui et se mit à parler dans un langage fluide, qui semblait ne pas comporter assez de sons pour rendre tous les mots ; mais le vieil étranger le comprit fort bien, et répondit à chaque question, de façon complète et précise, s’interrompant à la fin de chaque phrase pour laisser à l’interprète japonais le temps de traduire sa réponse. Apparemment, il avait l’habitude de travailler avec un traducteur.
— Il dit que son pays a connu le joug des Moghols pendant plusieurs siècles, avant de se libérer, grâce à une campagne militaire menée par leur Kerala. Leurs méthodes ont été systématisées, et peuvent être enseignées. Le Kerala lui-même a été assassiné, il y a une vingtaine d’années. Le docteur Ismail dit que ce fut un désastre indescriptible. D’ailleurs, comme vous pouvez le constater, cette évocation le bouleverse encore. Mais le seul remède est de continuer, et d’accomplir la volonté du Kerala. Et il voulait que, partout dans le monde, les hommes brisent les chaînes de l’impérialisme. Ainsi, même Travancore fait maintenant partie d’une Ligue indienne, qui n’est pas sans connaître des problèmes, parfois violents, mais globalement, malgré leurs différends, tous ses membres s’y considèrent comme égaux. Il dit que ce genre de ligue a d’abord vu le jour ici, au Yingzhou, plus à l’est, chez les Hodenosaunees. Les Franjs se sont installés sur la plupart des côtes est du Yingzhou, comme nous l’avons fait à l’ouest, et beaucoup des grands anciens qui y vivaient autrefois sont morts de maladies, comme ceux d’ici, mais les Hodenosaunees occupent toujours la majeure partie des terres autour des grands lacs, et les Travancoriens les ont aidés dans leur combat contre les musulmans. Il dit que c’est la clé du succès. Ceux qui luttent contre l’impérialisme doivent s’entraider. Il dit qu’ils ont aussi aidé quelques pays d’Afrique, plus au sud, et notamment un certain roi Moshesh, de la tribu des Basuthos. Le docteur est allé là-bas, et, grâce à lui, les Basuthos ont pu vaincre les esclavagistes musulmans, ainsi que les Zoulous. Sans son aide, les Basuthos n’auraient probablement pas survécu.
— Demande-lui ce qu’il entend par « aide ».
Le docteur étranger accueillit la question avec un hochement de tête, et commença à le lui expliquer, en énumérant chaque élément de sa réponse sur ses doigts.
— Il dit qu’ils commencent par enseigner ce que leur Kerala a élaboré, et qui permet d’organiser un réseau de résistants armés, capables d’affronter des armées plus importantes. Ensuite, ils peuvent, dans certaines occasions, fournir des armes. Ils pourraient nous en faire passer en contrebande, s’ils pensent que nous en valons la peine. Enfin, troisième point, rare mais possible, ils peuvent prendre une part active au combat, s’ils pensent que l’issue de la bataille en sera changée.
— Ils se battent déjà contre les musulmans, tout comme les Chinois. Pourquoi nous aideraient-ils ?
— Il dit que c’est une excellente question. C’est pour garder un certain équilibre, et pour que les deux grands empires continuent de s’affronter. Les Chinois et les musulmans se combattent partout, même en Chine, où se trouvent quelques rebelles musulmans. Mais pour le moment, les musulmans de Franji et d’Asie sont faibles, et divisés, en lutte les uns contre les autres, comme ici, au Yingzhou. Pendant ce temps, les Chinois continuent de s’engraisser sur le dos de leurs colonies, ici comme tout autour du Dahai. La bureaucratie Qing a beau être corrompue et inefficace, leurs usines tournent toujours à plein régime, et l’or continue d’affluer, d’ici, ou d’Inka. Alors, quel que soit leur degré d’inefficacité, ils continueront de s’enrichir. C’est pour cette raison, dit-il, que les Travancoriens cherchent à empêcher la Chine de devenir tellement puissante qu’elle finirait par dominer le monde entier.
— Personne n’est assez puissant pour s’emparer tout seul du monde, gronda l’un des Japonais. Il est bien trop grand.
L’étranger demanda ce qui venait d’être dit, ce dont l’informa l’interprète. Le docteur Ismail leva alors un doigt, et répondit.
— Il dit, reprit l’interprète, que c’était peut-être vrai autrefois, mais que maintenant, grâce aux bateaux à vapeur, aux communications par ki, aux échanges, notamment commerciaux, transocéaniques, et aux machines capables de fournir plusieurs milliers de chameaux-vapeur de puissance, il n’est pas impossible qu’un pays dominant puisse prendre l’avantage, et continuer à grandir. C’est une question de… enfin, comment dire ? De puissance démultipliant la puissance. De telle sorte qu’il est dans l’intérêt de tous d’empêcher un pays, quel qu’il soit, de devenir assez puissant pour initier ce genre de processus. Il dit que, pendant un certain temps, on a d’abord cru que c’était l’islam qui allait finir par dominer le monde, avant que leur Kerala ne frappe au cœur les vieux empires musulmans, et ne les brise. Apparemment, la Chine aurait besoin d’un traitement similaire, et alors, il n’y aurait plus d’empires, les gens seraient libres et formeraient des ligues avec quiconque les aiderait.
— Mais comment ferons-nous pour rester en contact avec eux, de l’autre côté du monde ?
— Il reconnaît que ce n’est pas facile. Mais les navires à vapeur sont rapides. Cela peut se faire. Ils l’ont fait en Afrique, et en Inka. Des liaisons ki peuvent être établies rapidement entre les groupes.
Ils continuèrent, les questions devenant de plus en plus pratiques et détaillées. Kiyoaki n’y comprenait pas grand-chose. Les villes dont ils parlaient ne lui disaient rien : Basutho, Nsara, Séminole, etc. Finalement, le docteur Ismail sembla fatigué, et ils terminèrent la réunion en prenant le thé. Kiyoaki aida Gen à remplir les tasses et à les faire passer, puis Gen ramena Kiyoaki au rez-de-chaussée, et rouvrit la porte du magasin.
— Tu as failli nous attirer des ennuis, lui dit-il. Il va falloir que tu travailles dur, pour te faire pardonner de m’avoir causé une telle frayeur !