C’est pour cette raison que, bon gré mal gré, les États indiens s’alliaient souvent avec la Chine dans l’espoir de trouver de l’aide auprès d’elle contre leur vieil ennemi, l’islam. Et pour cela également que, la guerre entre l’islam et la Chine étant finalement entrée dans une phase active, d’abord en Asie centrale, puis dans le monde entier, Travancore et la Ligue indienne furent attirées dans la tourmente, et que l’affrontement entre musulmans et Hindous prit un nouveau tournant, mortel.
Pendant la vingt et unième année du règne de l’empereur Kuang Hsu, le dernier de la dynastie Qing, les enclaves musulmanes de Chine du Sud se révoltèrent toutes en même temps. Les bannières mandchoues furent envoyées vers le sud, et la rébellion plus ou moins écrasée, au cours des nombreuses années qui suivirent. Mais la répression avait peut-être été trop efficace : les musulmans de l’ouest de la Chine ayant tellement souffert de la longue dictature militaire des Qing, et leurs frères croyants de l’est ayant été exterminés, c’était maintenant le jihad ou la mort. Ils se révoltèrent, dans les vastes déserts vides et les montagnes d’Asie centrale, et, de brunes, les villes de leurs vertes vallées devinrent rapidement rouges.
Le gouvernement Qing, corrompu mais inamovible, et à l’abri de ses richesses, fit mouvement contre les rébellions musulmanes en initiant une autre campagne de conquête, vers l’ouest, à travers l’Asie. Cela marcha un moment, faute d’État suffisamment puissant dans le centre désolé du monde pour s’opposer à lui. Mais un jihad défensif des musulmans d’Asie de l’Ouest, que rien alors n’aurait pu unir, sauf cette menace d’invasion chinoise, finit par éclater.
Cette alliance imprévue de l’islam fut une sacrée réussite. Les guerres entre les vestiges des empires safavides et ottomans, entre les chiites et les sunnites, les soufis et les wahhabites, les états franjs et le Maghreb, n’avaient pas cessé pendant la période de consolidation des États et des frontières. Et bien que les frontières soient souveraines et plus ou moins fixées, en dehors des combats permanents çà et là, l’islam n’était pas en position, au départ, de répondre d’une seule voix à la menace de la Chine.
Mais, se sentant menacés par l’expansion chinoise à travers toute l’Asie, les États islamiques divisés unirent leurs forces et commencèrent à riposter à l’unisson. Une collision qui se préparait depuis des siècles se produisit : pour chacune des deux grandes civilisations anciennes, l’hégémonie globale ou l’annihilation complète étaient encore des possibilités envisageables. Les enjeux ne pouvaient être plus importants.
La Ligue indienne essaya d’abord de rester neutre, de même que les Hodenosaunees. Mais la guerre les entraîna aussi dans son tourbillon quand les envahisseurs islamiques franchirent la frontière du nord de l’Inde, comme ils l’avaient fait si souvent auparavant, et descendirent vers le sud du Deccan, à travers le Bengale, et jusqu’en Birmanie. De la même façon, les armées musulmanes entreprirent la conquête du Yingzhou, d’est en ouest, attaquant la Ligue hodenosaunee et les Chinois à l’ouest. Le monde entier sombrait dans ce royaume de conflit total.
Et c’est ainsi que commença la Longue Guerre.
LIVRE 8
LA GUERRE DES ASURAS
— La Chine est indestructible, nous sommes bien trop nombreux. Le feu, les inondations, la famine, la guerre ne font qu’élaguer l’arbre. Les branches tombées stimulent la vie. L’arbre continue de croître.
Le commandant Kuo se sentait en verve. C’était l’aube, l’heure de la Chine. La lumière matinale illuminait les avant-postes musulmans, qui avaient le soleil dans les yeux, ce qui leur faisait craindre les tireurs embusqués, et les empêchait de viser eux-mêmes. Le crépuscule était l’heure de l’islam. L’appel à la prière, les coups de fusil, parfois une pluie d’obus. Mieux valait rester dans les tranchées quand le soleil se couchait, ou dans les abris souterrains.
Mais là, le soleil était de leur côté. Ciel d’un bleu glacial, mains gantées frottées l’une contre l’autre pour se réchauffer, thé, cigarettes, le grondement d’un canon dans le lointain, plus au nord. Cela faisait deux semaines qu’ils les canardaient. Probablement un tir d’artillerie en vue d’un nouvel assaut ; peut-être l’attaque dont on parlait depuis des années – tellement d’années en fait que c’était devenu le terme signifiant que cela n’arriverait jamais. « Quand nous donnerons l’assaut », ou « quand les poules auront des dents », c’était la même chose. À moins que.
Rien de ce qu’ils voyaient ne leur permettait de se prononcer à ce sujet. Dehors, au beau milieu du corridor de Gansu, les vastes montagnes au sud et les immenses déserts au nord restaient invisibles. On se serait cru dans les steppes, en tout cas autrefois, avant la guerre. À présent, sur toute sa largeur, des montagnes jusqu’au désert, et sur toute sa longueur, de Ningxia jusqu’à Jiayuguan, le corridor était transformé en boue. Les tranchées avaient avancé, reculé, li après li, pendant à peu près soixante ans. Et tout ce temps, il n’était pas un brin d’herbe, pas un grain de poussière qui n’ait été bombardé, plus d’une fois. Ne restait plus qu’une sorte de mer immonde et noire, parsemée de crêtes, de failles et de cratères. Comme si l’on avait essayé de reproduire sur Terre la surface de la Lune. Chaque printemps, l’herbe s’escrimait à pousser, en vain. La ville de Ganzhou s’était jadis élevée en cet endroit précis, le long du fleuve Jo ; maintenant, il n’y avait plus signe ni de l’un ni de l’autre. La terre avait été pulvérisée jusqu’à la pierre. Ganzhou avait été autrefois le berceau d’une florissante culture sino-musulmane, de telle sorte qu’en observant ce morceau de terre dévastée, si morne dans la lumière de l’aube, c’était un peu de la géologie de cette guerre qu’on voyait.
Les énormes canons grondèrent derrière eux. Les obus des canons les plus récents partaient jusque dans l’espace, et atterrissaient deux cents lis plus loin. Le soleil montait toujours dans le ciel. Ils se retirèrent alors dans ce royaume souterrain, fait de boue noire et de planches humides, qui était leur maison. Tranchées, galeries, grottes. Dans de nombreuses grottes il y avait des niches, avec des bouddhas à l’allure inflexible, main tendue vers l’avant comme un policier réglant la circulation. Le sol des tranchées inférieures était inondé, à cause des pluies torrentielles de la nuit.
Plus bas, dans la grotte des transmissions, l’opérateur du télégraphe avait reçu des ordres. L’attaque générale commencerait dans deux jours. On monterait à l’assaut sur tout le long du corridor. Il fallait tenter de se sortir de cette impasse, se dit Iwa. Faire sauter le bouchon ! Par-delà les steppes et droit vers l’ouest, à l’assaut ! Bien sûr, être à la tête de cet assaut était le pire endroit où se trouver, pensa-t-il. Mais c’était une remarque purement académique. De toute façon, une fois au front, il ne voyait pas comment les choses auraient pu empirer. C’était vraiment une question de pure forme, puisqu’en Enfer ils y étaient déjà, et que morts, ils l’étaient aussi. Alors ! D’ailleurs, à chaque fois qu’ils portaient un toast, entrechoquant leurs verres de rakshi, le commandant Kuo le leur rappelait :