— Nous sommes tous des cadavres ! Levons nos verres en l’honneur du Seigneur Mourir-à-Petit-Feu !
Aussi Baï et Kuo se contentèrent-ils de hocher la tête : au pire endroit, c’était toujours là qu’on les envoyait. Ils y avaient déjà passé cinq ans, ou, d’une façon plus générale, leur vie tout entière. Prenant une dernière gorgée de thé, Iwa dit :
— Cela ne peut être qu’intéressant, c’est forcé.
Il aimait lire les télégrammes et les journaux, pour essayer d’imaginer ce qui allait se passer.
— Regardez ça, disait-il en brandissant un journal, alors que tous essayaient de dormir. Les musulmans ont été chassés du Yingzhou. Au terme d’une campagne de vingt ans !
Ou bien :
— Bataille navale géante ! Deux cents navires coulés ! Dont seulement vingt des nôtres, même si les nôtres sont plus gros, il faut le reconnaître. Dans le Dahai Nord, l’eau est à zéro degré ! Brrrr ! Je suis bien content de ne pas être un marin !
Il prenait des notes et traçait des cartes. Il étudiait la guerre. Quand les communications sans fil apparurent, il fut enchanté. Il passait des heures dans la salle des transmissions, à dialoguer avec d’autres enthousiastes aux quatre coins du monde.
— Perturbations importantes dans la kisphère ce soir, m’a dit un type d’Afrique du Sud. Ouaip, mauvaise nouvelle.
Il retoucha l’une de ses cartes.
— Il dit que les musulmans ont repris le Sahel et ont enrôlé de force tous les habitants d’Afrique de l’Ouest, pour en faire des soldats esclaves.
Pour lui, les voix qui sortaient du récepteur n’étaient pas toujours fiables, bien sûr, mais ne l’étaient ni plus ni moins que les communiqués officiels des quartiers généraux, qui tenaient plus de la propagande, ou du mensonge – pour tromper les espions adverses.
— Écoutez-moi ça, s’égosillait-il tout en lisant allongé sur sa couchette. Il paraît qu’ils sont en train de réunir tous les juifs, les Zott, les chrétiens et les Arméniens pour les tuer. Qu’ils font des expériences médicales sur eux… qu’ils remplacent leur sang par du sang de mule pour voir combien de temps ils survivent… Mais qui peut croire une chose pareille ?
— C’est peut-être vrai, suggéra Kuo. Tuons les indésirables, ceux qui pourraient nous trahir quand nous sommes au front…
— Pour moi, c’est peu probable. Pourquoi se donneraient-ils tant de mal… dit-il en chiffonnant le journal.
Mais, à présent, il se tenait face au sans-fil, tournant les boutons pour essayer d’en apprendre un peu plus sur le prochain assaut. Cela dit, nul n’avait besoin d’avoir étudié les guerres pour savoir ce qu’un assaut signifiait. Ils avaient déjà participé à tous les précédents, et la perspective d’en mener un autre leur sapa le moral pour la journée. En trois ans, le front n’avait bougé que de trois lis, et encore, vers l’est ! Les musulmans avaient dû se battre trois ramadans de suite. Chaque année de campagne leur avait coûté excessivement cher, plusieurs millions de soldats, avait calculé Iwa. C’est pourquoi le gros de leurs troupes était à présent essentiellement composé d’enfants et de femmes, comme chez les Chinois. Il y avait eu tellement de morts que ceux qui avaient survécu aux trois dernières années étaient un peu comme les Huit Immortels, ils vivaient au jour le jour, dans une sorte de transe, coupés d’un monde dont ils n’avaient que des échos, ou qu’ils auraient regardé par le mauvais bout de la lorgnette. Boire leur thé dans une tasse était à présent leur seul luxe. Nouvel assaut général, hordes humaines progressant vers l’ouest, dans la boue, barbelés, mitrailleuses, obus tombant du ciel : ainsi soit-il. Ils buvaient leur thé. Mais il avait un goût amer.
Baï était prêt à en finir. Il n’aimait plus cette vie. Kuo reprochait à la Quatrième Assemblée des Talents Militaires d’avoir ordonné l’assaut juste au moment de la courte saison des pluies.
— Ben voyons, que pouvait-on attendre d’autre d’un organisme appelé Quatrième Assemblée des Talents Militaires !
C’était un peu injuste, ainsi que Kuo se plut à le leur expliquer par une rapide analyse : la Première Assemblée était composée de vieilles badernes qui se battaient comme lors des précédentes guerres ; la Seconde Assemblée n’était qu’un ramassis d’arrivistes ambitieux, pour qui les hommes n’étaient que de la chair à canons ; la Troisième Assemblée, un mélange improbable de sous-officiers tatillons et de crétins irrécupérables ; la Quatrième Assemblée, quant à elle, était arrivée après le coup d’État qui avait renversé la dynastie des Qing pour la remplacer par un gouvernement militaire, de telle sorte qu’il n’était pas complètement idiot de penser que la Quatrième Assemblée pourrait peut-être obtenir de meilleurs résultats que les trois précédentes, et qu’elle pourrait enfin arranger les choses. Malheureusement, jusqu’à présent, les résultats n’avaient pas été à la hauteur des espérances.
Iwa, qui trouvait que l’on avait déjà abordé ces questions trop souvent, se contenta de faire quelques commentaires au sujet de la qualité du riz qu’on leur avait servi aujourd’hui. Puis, quand ils eurent mangé, ils sortirent dire à leurs hommes de se tenir prêts. Les escouades de Baï étaient essentiellement composées de conscrits venus du Sichuan. Elles comprenaient également trois pelotons de femmes qui occupaient les tranchées de quatre heures à six heures – on considérait qu’elles avaient de la chance. Quand Baï était plus jeune et que les seules femmes qu’il connaissait étaient celles des bordels de Lanzhou, il ne se sentait pas à l’aise avec elles, comme s’il avait affaire à des membres d’une autre espèce, des créatures épuisées qui le considéraient gravement, depuis l’autre côté d’un gigantesque abysse, et semblaient – c’est du moins l’impression qu’il avait – affreusement consternées, comme si elles leur reprochaient, quand elles pensaient aux hommes : « Bandes de sombres idiots, vous avez détruit le monde entier. » Mais à présent qu’elles étaient dans les tranchées, elles n’étaient plus que des soldats comme les autres, avec cette seule différence qu’en les regardant Baï comprenait à quel point les choses avaient changé : il n’y avait plus personne pour leur faire des reproches.
Dans la soirée, les trois officiers se réunirent à nouveau, en prévision de la prochaine visite d’un général qui commandait leur ligne, une nouvelle lumière de cette Quatrième Assemblée, quelqu’un qu’ils n’avaient encore jamais vu. Ils l’écoutèrent distraitement prononcer quelques mots, pour faire valoir l’importance de leur attaque du lendemain.
— C’est une diversion, déclara Kuo quand le général Shen fut remonté à bord de son train privé et reparti pour l’intérieur. Et si je vous disais qu’il y a des espions parmi nous et qu’il veut les tromper ? Si vraiment c’était d’ici que devait partir l’offensive, alors il y aurait des millions de soldats en renfort derrière nous. Mais vous entendez les trains : rien n’a changé dans leurs rotations.
En fait, il y avait eu de nouveaux trains, répondit Iwa. Des milliers de conscrits avaient été déplacés ici, et il n’y avait nulle part où les accueillir. Ils ne pourraient pas rester très longtemps.
Cette nuit-là, il plut. Des flottilles de bombardiers musulmans passèrent en bourdonnant au-dessus d’eux, et larguèrent leurs bombes, endommageant les rails. Les réparations commencèrent dès la fin du raid. Des lampes à arc trouèrent la nuit de grandes phosphorescences argentées, striées de blanc. On aurait dit le négatif abîmé d’une photo. Dans cette clarté artificielle, les hommes s’agitaient, maniant pelles, pioches et masses, poussant des brouettes, comme après n’importe quelle catastrophe, mais ils avaient ces mouvements accélérés qu’on voyait parfois sur les films. De toute façon, il n’y avait plus d’autres trains, et quand l’aube arriva, on s’aperçut que les renforts n’étaient pas si nombreux que ça. De même, on n’avait pas distribué de munitions supplémentaires.