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— Ils s’en foutent, conclut Kuo.

Le plan prévoyait qu’on lançât d’abord une première attaque aux gaz, qui descendraient la colline devant eux, poussés par les vents d’est du matin. Au premier tour de garde, un câble arriva, signé du général : Attaquez !

Mais, ce matin-là, il n’y avait pas un souffle de vent. Kuo télégraphia la nouvelle au poste de commandement de la Quatrième Assemblée, trente lis vers l’arrière, et réclama de nouveaux ordres. La réponse arriva rapidement : Ne changez rien, attaquez ! Aux gaz, comme prévu.

— Nous allons tous y rester, soupira Kuo.

Ils mirent leur masque et ouvrirent les vannes qui commandaient l’ouverture des lourds réservoirs métalliques. Le gaz jaillit avec force, formant un nuage épais, nauséabond, de couleur jaunâtre. Il descendit la colline, noyant chaque aspérité de la pente, puis stagna en bas, inerte, menaçant. Leur cachant complètement cette zone neutre, qu’ils surnommaient « la zone de mort ». D’une certaine façon, c’était parfait, même si ceux dont les masques étaient défectueux risquaient d’avoir quelques soucis. Mais l’effet sur les musulmans serait indéniable : quelle horreur, que ce brouillard jaune qui s’approchait d’eux en flottant doucement, et d’où sortiraient, vague après vague, des monstres à visage d’insecte, tirant au fusil et lançant des grenades ! Enfin, ils s’approchèrent de leurs mitrailleuses et les dessertirent de leur pied.

Bien vite, Baï ne pensa à rien d’autre qu’à progresser, de cratère en cratère, se servant comme d’un bouclier de tel monticule de boue, ou de tel cadavre, encourageant les soldats terrés dans leurs trous à en sortir et à avancer.

— Il vaut mieux y aller maintenant, avant que le gaz ne s’installe ! Il faut qu’on déborde leurs lignes, et qu’on foute en l’air leurs mitrailleuses !

Et ainsi de suite, dans un tonnerre si assourdissant que de toute façon personne ne l’entendait. Un souffle de l’habituel vigoureux petit vent du matin déplaça la poche de gaz de la zone neutre vers les lignes musulmanes, et les tirs de mitrailleuses se firent moins nombreux. Leur attaque gagna en vigueur, des hommes avec des cisailles s’activèrent à couper les barbelés, que franchissaient des hommes en armes. Ils se trouvèrent alors dans les tranchées musulmanes, et ils retournèrent les énormes canons iraniens sur les ennemis, qui fuyaient, et tirèrent jusqu’à ne plus avoir de munitions.

Ensuite, s’ils avaient eu quelques renforts, les choses auraient pu devenir intéressantes. Mais les trains étant bloqués cinquante lis en arrière de leurs lignes, le vent ramenant la poche de gaz vers l’est et les puissants canons musulmans les canardant, commençant à détruire ce qui avait été leurs propres lignes, la position obtenue au cours de cet assaut devint rapidement intenable. Baï donna l’ordre à ses troupes de descendre se cacher dans les galeries des musulmans. Le jour passa, empli de cris confus, d’échanges de télégrammes et d’incommunications sans fil. Pour finir, Kuo cria à Baï que l’ordre de faire retraite avait été donné. Ils rassemblèrent les rescapés et repartirent, à travers cette mer de boue empoisonnée, retournée, mêlée de restes de corps éparpillés, qui était tout ce qu’ils avaient gagné ce jour-là. Une heure après la tombée de la nuit, ils avaient retrouvé leurs propres tranchées, deux fois moins nombreux qu’ils ne l’étaient au matin.

Bien après minuit, les officiers se réunirent dans leur petit abri, allumèrent leur réchaud et mirent du riz à cuire. Chacun avait encore dans les oreilles les cris de ses hommes. D’ailleurs, ils ne s’entendaient pas parler. Cela continuerait un jour ou deux. Kuo était encore bouillonnant de colère, et l’on n’avait pas besoin d’entendre ce qu’il disait pour le comprendre. Il était en train de se demander comment revoir les Cinq Plus Graves Erreurs de la campagne de Gansu : fallait-il déclasser l’une des précédentes Cinq Plus Graves Erreurs, ou les rebaptiser « Six Plus Graves Erreurs » ?

— Une Assemblée de génies, en effet ! hurla-t-il en plaçant la casserole de riz sur leur feu de charbon, les mains tremblantes, noires de boue. Quelle bande de putains d’imbéciles !

À la surface, les trains-hôpitaux poussaient de longs cris métalliques, laissant parfois s’échapper une plainte vaporeuse. Ils avaient les oreilles qui sifflaient. De toute façon, trop de choses s’étaient passées pour qu’ils puissent en parler. Ils mangèrent dans le silence d’un énorme rugissement. Malheureusement, Baï se mit à vomir, puis eut du mal à respirer. Il dut accepter d’être transporté à la surface, et vers l’arrière, jusqu’à l’un des trains-hôpitaux. Jeté au milieu des gazés, des blessés, des mourants. Il leur fallut un jour entier pour se déplacer de seulement vingt lis vers l’est, puis encore un jour, avant qu’une équipe de médecins débordée s’occupe enfin d’eux. Baï faillit mourir de soif, mais fut sauvé par une fille qui portait un masque. Elle lui fit boire quelques gorgées d’eau, pendant qu’un médecin diagnostiquait une brûlure des poumons, consécutive aux gaz. On lui introduisit des aiguilles d’acupuncture dans le cou et sur la figure, grâce auxquelles sa respiration s’améliora. Il eut alors la force de boire plus, mangea un peu de riz, puis commença à parler de sa sortie de l’hôpital. Il n’avait pas l’intention de rester là, risquant de mourir de faim ou de la maladie d’un autre. Il retourna à pied vers le front, faisant une partie du voyage à l’arrière d’une carriole tirée par un âne. Il faisait nuit quand il atteignit enfin une première batterie de canons. Il voyait luire de façon éclatante les tubes noirs des mortiers et des canons, pointés vers les étoiles, et les petites silhouettes de leurs servants, courant au-dessous d’eux à la lumière des lampes à arc, se bouchant les oreilles avec les mains (ce que fit aussi Baï), avant de s’éloigner. Tout cela lui fit penser de façon claire, une fois encore, qu’ils avaient tous été déplacés dans le royaume supérieur, empêtrés dans la guerre des asuras, un conflit titanesque où les humains n’étaient que des fourmis, broyées sous les roues géantes des machines de guerre asuras.

Quand il fut de retour sous terre, Kuo se moqua de lui pour être revenu si vite – « Tu es comme un singe apprivoisé, on ne peut pas se débarrasser de toi ! » – mais Baï, à présent soulagé, répondit simplement :

— On est plus en sécurité ici qu’à l’hôpital.

Ce qui déclencha chez Kuo une nouvelle crise de rires. Iwa revint de la grotte des transmissions, avec plein de nouvelles : apparemment, leur assaut se révélait n’avoir été qu’une simple diversion, ainsi que Kuo l’avait dit depuis le début. Il fallait faire pression sur le bouchon de Gansu afin d’y fixer les armées musulmanes, pendant que le Japon acceptait enfin d’honorer ses engagements à aider la cause. En échange, la Chine acceptait de reconnaître son indépendance ; indépendance que les Japonais avaient de toute façon fini par conquérir, mais qui aurait pu se voir compromise. Des troupes fraîches de Japonais avaient fait une profonde percée sur le front nord. Ils avaient enfoncé les lignes musulmanes sur plusieurs lis, causant une profonde déroute chez les musulmans, et se ruaient vers l’ouest et le sud comme une horde de ronins enragés lancés dans une équipée sauvage. Avec un peu de chance, les Japonais prendraient à revers les troupes musulmanes du corridor de Gansu, les obligeant à se retirer, y laissant seules les troupes chinoises, épuisées, sur une bande de terrain enfin redevenue paisible.