— Je suppose, commença Iwa, que la haine que nous vouent les Japonais a été moins forte que la peur qu’ils avaient de voir l’islam conquérir le monde.
— Ils vont s’emparer de la Corée et de la Mandchourie, prédit Kuo. Ils ne voudront jamais les rendre. Ils prendront quelques villes côtières aussi. Maintenant que nous sommes saignés à blanc, ils n’ont plus qu’à se servir.
— Parfait, lança Baï. Qu’ils prennent Beijing, si c’est ce qu’ils veulent, et si cela signifie la fin de la guerre.
Kuo le regarda, ne sachant quoi penser.
— Je ne sais pas, des musulmans ou des Japonais, lesquels feraient les pires maîtres. Ces Japonais, ce sont des coriaces. Et ils ne nous portent pas dans leur cœur. Depuis qu’Edo a été détruite par un tremblement de terre, ils s’imaginent que les dieux sont avec eux. Ils ont déjà tué tous les Chinois qu’il y avait au Japon.
— Quoi qu’il arrive, nous ne serons les esclaves ni des uns, ni des autres, dit Baï. Les Chinois ne peuvent être vaincus, ça vous dit quelque chose ?
Les deux jours précédents n’avaient pas abondé dans le sens de ce proverbe.
— Sauf par des Chinois, ironisa Kuo. Ils ont tellement de talents !
— Les Japonais ont peut-être déjà débordé leur flanc nord, nota Iwa. Cela changerait bien des choses.
— Cela mettrait un terme à la guerre, dit Baï.
Il toussa, et Kuo se moqua de lui :
— Pris entre le pilon et le mortier ! s’exclama-t-il.
Il marcha vers leur coffre-fort, inséré dans l’un des murs en boue de leur antre, l’ouvrit et en sortit une bouteille de rakshi, dont il but une goulée. Il buvait une bouteille de gnôle par jour, quand il parvenait à s’en procurer, commençant à boire dès son réveil, et finissant alors qu’il avait déjà les yeux fermés, le soir avant de s’endormir.
— À la santé du Dixième Grand Succès ! Ou bien est-ce le Onzième ? Et dire que nous avons réchappé à chacun d’entre eux !
En cet instant, il franchissait la limite de la plus élémentaire prudence, qui voulait que l’on évitât ces sujets.
— Nous nous en sommes sortis, ainsi que des Six Bourdes Majeures, des Trois Incroyables Foirages, et des Neuf Plus Grands Manques de Bol. Un miracle ! Je parie qu’une bande de fantômes affamés tient de sacrées ombrelles au-dessus de nos têtes, mes frères !
Baï hocha la tête, mal à l’aise. Il n’aimait pas qu’on parle de ces choses-là. Il se concentra sur le vacarme des bombardements. Il essaya d’oublier ce qu’il avait vu au cours des trois derniers jours.
— Comment est-il possible de survivre à tout ça ? demanda Kuo imprudemment. Tous ceux avec qui nous étions au début sont morts. En fait, chacun d’entre nous a dû connaître cinq ou six promotions de nouveaux officiers. Depuis combien de temps cela dure-t-il ? Cinq ans ? Comment est-ce possible ?
— Je suis Peng-zu, dit Iwa. Je suis l’Immortel Malchanceux, je ne peux être tué. Je pourrais même plonger dans un nuage de gaz, et m’en sortir vivant.
Il leva la tête de son bol de riz, la mine lugubre.
Même Kuo était effrayé par ses propos.
— Bon, eh bien, tu n’as pas eu de chance jusqu’à présent, mais il y aura d’autres occasions, ne t’inquiète pas. Ne crois pas que dès demain tout sera terminé. Les Japonais peuvent toujours prendre le Nord, de toute façon personne n’en veut. Mais quand ils voudront sortir de la taïga pour descendre dans les steppes, alors là, les choses sérieuses commenceront. Je ne crois pas qu’ils aillent très loin. Si la percée s’était faite au sud, ce serait différent. On aurait alors un accès direct à l’Inde.
— Cela ne se fera jamais, déplora Iwa en secouant la tête.
Ce genre d’analyse, c’était tout lui. Les deux autres durent lui demander de s’expliquer. Pour les Chinois, le front sud était essentiellement constitué de la grande muraille de l’Himalaya, du Pamir et des jungles d’Annam, de Birmanie, du Bengale et d’Assam. Il n’y avait que très peu de passages envisageables dans les montagnes, et ils étaient inexpugnables. Comme les jungles, le seul moyen de les traverser était les fleuves, et c’était trop dangereux. Les fortifications le long de leur front sud étaient donc géographiques et immuables. Mais il en allait de même pour les musulmans de l’autre côté. Les Indiens se retrouvaient donc bloqués dans le Deccan. En fait, les steppes étaient le seul passage possible, mais comme les armées des deux camps s’y étaient regroupées, on arrivait à une impasse.
— Il faudra bien que cela finisse un jour, fit remarquer Baï. Sinon, cela ne finira jamais.
Kuo explosa de rire, aspergeant tout le monde de rakshi.
— J’admire ton sens de la logique, mon ami Baï ! Mais cette guerre n’est pas logique. Elle est la fin de tout, et elle ne finira jamais. Nous passerons notre vie à nous battre, puis nos enfants après nous, puis leurs enfants… jusqu’à ce que tout le monde soit mort. Et alors le monde recommencera, ou non, selon le cas.
— Je ne suis pas d’accord, renâcla doucement Iwa. Cela ne peut pas durer éternellement. Elle finira juste d’une autre façon, c’est tout. Il y a la guerre en mer, en Afrique, au Yingzhou. Il faudra bien que, quelque part, quelqu’un l’emporte. Alors cette région ne sera plus que… comment dire ? Un épiphénomène de cette longue guerre, une anomalie, ou je ne sais quoi. Le front qui ne bougeait pas. Ce que cette guerre avait d’immobile là où elle était la plus immobile. Notre histoire passera de génération en génération, parce qu’il ne se produira plus jamais rien de pareil.
— C’est vraiment réconfortant, dit Kuo. Nous sommes donc dans la plus immobile des situations jamais connue de mémoire de soldat !
— Au moins, nous sommes dans quelque chose, rétorqua Iwa.
— Mais oui ! C’est un hommage ! Un honneur même, si c’est ce à quoi tu penses !
Baï préférait ne pas y penser. Une explosion, à la surface, délogea un peu de terre du plafond. Ils se ruèrent sur leurs assiettes, leurs tasses, afin de les couvrir.
Quelques jours plus tard, la routine habituelle avait repris son cours. Les Japonais avaient-ils réussi leur percée, là-bas, plus au nord ? En tout cas, ici, il n’y avait rien de nouveau. Les bombardements et les tirs embusqués des musulmans n’avaient pas diminué, comme si la Sixième Bourde Majeure, avec ses cinquante mille morts (et mortes), ne s’était jamais produite.
Peu après, les musulmans imitèrent les Chinois et commencèrent eux aussi à utiliser des gaz empoisonnés, qui se répandaient sur la zone neutre au moindre souffle de vent. La seule nouveauté, c’est qu’ils les envoyaient parfois dans des obus, qui tombaient avec un sifflement infernal, et explosaient en répandant leur habituel quota d’éclats (sans compter toutes sortes de choses coupantes, car les musulmans commençaient, eux aussi, à être à cours de métal, et c’est ainsi que les Chinois trouvèrent des baguettes, des os de chat, des sabots, et même un jour tout un dentier). S’ajoutant aux éclats, donc, un épais nuage de fumée jaunâtre sortait en sifflant des obus. Ce n’était apparemment pas que du gaz moutarde, mais toutes sortes de poisons et de substances, qui obligeaient les Chinois à porter en permanence leur masque à gaz, ainsi que des gants, et une espèce de capuche. De toute façon, harnaché ou non, quand un de ces obus tombait, il était difficile de ne pas se retrouver immédiatement brûlé, au niveau des poignets, des chevilles et du cou.
Parmi tout cet éventail d’inconvénients, il y avait ces nouveaux obus, si énormes, lancés si haut par de si gros canons qu’ils redescendaient des nuages à une allure supérieure à la vitesse du son, si bien qu’on ne les entendait pas arriver. Ces obus étaient plus gros qu’un homme, et avaient été spécialement étudiés pour ne pas exploser à l’impact, mais s’enfoncer loin sous terre avant d’éclater. Leur souffle était si terrible que beaucoup plus d’hommes mouraient enterrés dans leurs tranchées, leurs galeries ou leurs grottes, qu’il n’y en avait de tués par l’impact proprement dit. Quand un de ces obus tombait sans éclater, on s’affairait précautionneusement à le déterrer, pour le charger soigneusement à bord d’un train, dont il occupait tout un wagon. L’explosif utilisé était d’un genre nouveau. On aurait dit une sorte de colle de poisson, avec une odeur de jasmin.