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Un soir, au crépuscule, ils commentaient autour d’un verre de rakshi les nouvelles qu’Iwa avait entendues dans la grotte des transmissions. L’armée du Sud était sévèrement châtiée pour une faute qu’elle aurait commise sur le front : chaque chef d’escadron devait envoyer un certain pourcentage de ses hommes devant le peloton d’exécution, afin d’encourager les autres.

— Quelle bonne idée ! dit Kuo. Justement, je sais qui envoyer !

Iwa secoua la tête.

— Une loterie aurait créé plus de solidarité.

— Solidarité ! ironisa Kuo. Autant se débarrasser de tous les tire-au-flanc pendant qu’il en est temps, avant qu’ils ne vous tirent dans le dos, une nuit.

— Je trouve que c’est une idée horrible, dit Baï. Ce sont des Chinois. Comment peut-on tuer des Chinois qui n’ont rien fait de mal ? C’est de la folie. La Quatrième Assemblée des Talents Militaires est devenue complètement folle.

— Comme s’ils avaient jamais été sains d’esprit, rétorqua Kuo. Il y a plus de quarante ans que tout le monde est fou sur cette Terre !

Soudain, un violent souffle d’air les plaqua au sol. Baï et Iwa se rentrèrent dedans en se relevant. Iwa n’entendait plus rien. Kuo n’était nulle part, il avait disparu. À l’endroit où il se tenait, il n’y avait plus qu’un énorme trou dans le sol. Un trou parfaitement rond, d’à peu près douze pieds de diamètre, profond d’une trentaine de pieds, et au fond duquel brillait de sinistre façon le culot d’un énorme super obus musulman. Encore un obus qui n’avait pas explosé.

Une main droite gisait sur le sol à côté du trou, pareille à une énorme araignée blanche.

— Merde alors, dit Iwa entre deux détonations. Ils ont tué Kuo !

L’obus musulman lui était tombé pile dessus. D’ailleurs, fit remarquer plus tard Iwa, il n’était pas impossible que ce fut parce qu’il lui était tombé dessus que l’obus n’avait pas explosé. L’obus l’avait écrasé comme un vulgaire ver de terre. Il ne restait plus que sa pauvre main.

Baï considéra la main, trop sonné pour bouger. Il entendait encore le rire de Kuo retentir à ses oreilles. Kuo lui-même aurait certainement bien ri, s’il avait pu voir la tournure prise par les événements. Il n’y avait aucun doute, c’était bien sa main ; et Baï se rendit compte alors qu’il le connaissait beaucoup plus intimement qu’il n’en avait jamais eu conscience ; ils avaient passé tellement d’heures ici, assis dans leur terrier, où Kuo tenait son bol de riz, posait la bouilloire sur le réchaud, leur apportait une tasse de thé ou un verre de rakshi. Sa main, comme le reste de sa personne, faisait partie de la vie de Baï. Calleuse, couverte de cicatrices, la paume propre et le dos crasseux, telle qu’elle avait toujours été, alors qu’il n’était plus au bout. Baï se laissa tomber sur le sol boueux.

Iwa ramassa doucement la main tranchée, à laquelle ils offrirent la même cérémonie funèbre qu’aux corps complets, avant de la mettre à bord du train de la mort, qui l’emmènerait vers les crématoriums. Ensuite, ils burent ce qui restait du rakshi de Kuo. Baï n’arrivait pas à parler, et Iwa le laissa tranquille. La propre main de Baï s’était mise à trembler, sous l’effet de la fatigue qu’on ressentait toujours quand on était dans les tranchées. Qu’était devenue leur ombrelle magique ? Que ferait-il à présent, sans les rires acides de Kuo pour dissiper ces miasmes de mort ?

Puis les musulmans attaquèrent à leur tour, et les Chinois durent défendre leurs tranchées pendant à peu près une semaine. Ils ne quittèrent pas leur masque à gaz et tirèrent munition sur munition sur les fedayins et les assassins qui sortaient, pareils à des fantômes, des plis du brouillard jaune. Baï, qui n’arrivait plus à respirer, dut être évacué vers l’arrière ; mais, à la fin de la semaine, il retrouva Iwa dans la même tranchée que celle où ils avaient commencé le combat, sauf qu’il y avait un nouvel escadron, composé quasi exclusivement de conscrits venus d’Aozhou, le pays de la tortue qui soutenait le monde : de la bleusaille du Sud jetée dans la bataille comme autant de balles tirées par une mitrailleuse. Ils eurent si peu de répit que l’épisode de l’obus qui avait raté paraissait s’être passé il y avait bien des années.

— Autrefois, j’avais un frère nommé Kuo, expliqua Baï à Iwa.

Iwa hocha la tête, et lui tapota l’épaule.

— Va voir si nous n’avons pas reçu de nouveaux ordres.

Son visage était noir de cordite, sauf autour de la bouche et du nez, protégés par son masque à gaz, et sous les yeux, où ses larmes avaient tracé de petits deltas blancs. Il ressemblait à une marionnette, son visage figurant le masque d’un asura en peine. Il avait passé un peu plus d’une quarantaine d’heures d’affilée à tirer à la mitrailleuse, et avait dû tuer un peu plus de trois mille hommes. Il avait le regard vide, et ne semblait voir ni Baï, ni le monde.

Baï se détourna et descendit d’un pas mal assuré dans les galeries, vers la grotte des transmissions. Là, il s’affala sur une chaise et essaya de reprendre son souffle. Il avait perpétuellement l’impression de tomber, de traverser le sol, la terre, pour se perdre quelque part au fond de l’oubli. Mais un craquement le fit sursauter ; et il leva les yeux pour regarder qui était assis là, à la table du télégraphe.

C’était Kuo, qui le regardait avec un sourire grimaçant.

Baï se raidit.

— Kuo ! s’exclama-t-il. Nous te croyions mort !

Kuo hocha la tête, lourdement.

— Je suis mort, lui dit-il. Et toi aussi.

Baï le regarda. Sa main droite était bien là, au bout de son bras.

— L’obus a explosé, dit-il. Il nous a tous tués. Et depuis, tu erres dans le bardo. Comme nous tous. Mais toi, tu fais comme si tu n’y étais pas. Pourtant, je me demande bien ce que tu peux trouver de si intéressant à cet enfer pour vouloir y rester. Vraiment, je n’arrive pas à comprendre. Tu es tellement, tellement obstiné, Baï. Il faut que tu admettes que tu es dans le bardo si tu veux arriver à comprendre ce qui t’arrive. C’est la guerre du bardo qui compte le plus. La guerre des âmes.

Baï essaya de dire oui ; puis non ; puis se retrouva sur le sol de la cave. Apparemment, il avait dû tomber de sa chaise, et ça l’avait réveillé. Kuo était parti, sa chaise était vide.

— Kuo ! Reviens ! gémit Baï.

Mais la pièce resta vide.

Plus tard, Baï raconta à Iwa, d’une voix tremblante, ce qui s’était passé. Le Tibétain lui jeta un regard acéré, et haussa les épaules.

— Peut-être qu’il disait vrai, dit-il, ajoutant, avec un ample geste du bras : D’ailleurs, rien ne prouve le contraire.

Un nouvel assaut fut lancé sur leurs lignes, et ils reçurent l’ordre de faire retraite vers l’arrière, où des trains les prendraient en charge. Évidemment, au dépôt régnait la plus extrême confusion. Des hommes les poussèrent du bout de leur fusil à bord de wagons, comme du bétail, et les trains partirent, dans un chaos de sifflets et de bruits de ferraille.