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Iwa et Baï s’étaient assis au fond de l’un des wagons qui les emmenaient vers le sud. De temps en temps, ils profitaient de leurs privilèges d’officiers pour sortir sur l’étroite plate-forme à l’extrémité du wagon, et fumer une cigarette, les yeux perdus dans le vague, sous le ciel bas couleur d’acier. Leur convoi gravissait une pente, et plus ils montaient, plus il faisait froid. La raréfaction de l’air réveilla des douleurs dans les poumons de Baï, qui fit un geste en direction des monceaux de roches et de glace entre lesquels ils roulaient.

— Voilà, c’est peut-être à ça que ressemble le bardo.

— Mais non, c’est le Tibet, dit Iwa.

Mais Baï voyait bien que c’était pire que ça. Des cirrus s’étendaient comme des faux, au-dessus de leurs têtes. Ils se seraient crus sur une scène de théâtre, tant tout paraissait irréel. Même le ciel était noir, d’un noir uniforme, infini.

En tout cas, quel que fut ce royaume, Tibet ou bardo, dans la vie ou hors d’elle, la guerre continuait. La nuit, des avions, précédés par de petits dirigeables de reconnaissance, passaient en grondant au-dessus d’eux, et larguaient leurs bombes. De puissants projecteurs à arc trouaient la nuit, clouant les avions aux étoiles, et parfois les faisant exploser, dans un déluge de flammes. Le paysage paraissait hanté par les images que voyait Baï dans ses rêves. Une neige d’un noir de jais brillait à la pâle lumière du soleil rivé à l’horizon.

Le convoi s’arrêta au pied d’une gigantesque chaîne de montagnes apparemment infranchissable. Le deuxième acte de cette pièce de cauchemar pouvait enfin commencer. La scène où il allait se dérouler était si profonde qu’ils la voyaient se perdre sous le niveau du plateau aride de la steppe. Cette passe était leur but. Leur objectif était d’annihiler les défenses qui la protégeaient, et de poursuivre vers le sud, vers un quelconque niveau situé en dessous de ce plancher de l’univers. C’était probablement la passe vers l’Inde. La porte menant à un royaume inférieur. Très bien défendue, évidemment.

Les « musulmans » qui la défendaient demeuraient invisibles, toujours au-dessus de l’énorme masse neigeuse de ces pics de granit, qui s’élevaient bien plus haut que toutes les montagnes de la Terre ; des montagnes asuras, tout comme les canons qu’ils avaient apportés pour les écraser étaient des canons asuras. Jamais il n’avait été aussi clair pour Baï qu’ils se trouvaient pris dans une guerre qui les dépassait, et qui faisait des millions de morts pour une cause qui n’était pas la leur. Des crocs de glace et de roche noire mordaient le plafond des étoiles. Le vent arrachait aux cimes de longues bannières de neige, qui se perdaient dans la voie lactée. À la fin du jour, ces mêmes bannières, crevées par le soleil couchant, se transformaient en grandes flammes asuras, pareilles aux langues d’un gigantesque brasier brûlant parallèlement au ciel ; comme si le royaume des asuras était perpendiculaire au leur. Baï se disait que c’était d’ailleurs peut-être pour ça que leur pauvre petite parodie de guerre allait si désespérément de travers.

Les énormes canons des musulmans se trouvaient de l’autre côté des montagnes, sur leur versant sud. Ils ne les entendaient jamais. Leurs obus passaient en sifflant au-dessus des étoiles, traçant dans le ciel noir de longues traînées blanches, cristallines. La plupart de ces obus tombaient sur l’énorme montagne blanche qui se trouvait à l’est de l’immense passe, la détruisant petit à petit, explosion après explosion ; comme si les musulmans étaient devenus fous et avaient déclaré la guerre à la Terre elle-même.

— Pourquoi détestent-ils tant cette montagne ? demanda Baï.

— C’est le Chomolungma, répondit Iwa. C’était la plus haute montagne du monde. Alors les musulmans ont bombardé son sommet pyramidal, jusqu’à ce qu’il soit plus petit que le sommet de la deuxième plus haute montagne du monde, qui se trouve en Afghanistan. Comme ça, maintenant, la plus haute montagne du monde est musulmane.

Son visage était aussi pâle que d’habitude, mais il avait l’air triste, comme si le sort de la montagne comptait vraiment pour lui. Cela inquiéta Baï : si Iwa était fou, alors tout le monde sur Terre l’était aussi. Iwa aurait dû être la dernière personne au monde à perdre la raison. Mais il était peut-être déjà trop tard. Un soldat de leur escouade avait fondu en larmes à la vue de cadavres de mules et de chevaux ; la vue de corps humains déchiquetés ne le dérangeait pas, mais les carcasses sanguinolentes de ces pauvres bêtes lui fendaient le cœur. D’une manière étrange, cela pouvait se comprendre. Sauf que Baï n’éprouvait aucune sorte de compassion pour les montagnes. Au pire, c’était un dieu en moins. Cela faisait partie de la guerre du bardo.

La nuit, le froid était si intense qu’il induisait comme une sorte de stase. À la lumière étincelante des étoiles, tout en fumant une cigarette près des latrines, Baï réfléchissait à ce que cela pouvait bien vouloir dire : une guerre dans le bardo. Ce plateau était l’endroit où l’on triait les âmes, où elles étaient réconciliées avec la vraie nature des choses, avant d’être renvoyées dans le monde. On rendait le jugement, on évaluait le karma ; les âmes repartaient sur Terre pour essayer encore, ou étaient envoyées au nirvana. Baï avait lu l’exemplaire du Livre des morts d’Iwa. Ici, chaque phrase faisait sens et donnait forme au plateau. Morts ou vivants, ils marchaient dans une pièce du bardo, écrivant leur destin. C’était toujours pareil ! Cette pièce était aussi froide qu’une scène de théâtre vide. Ils avaient établi un camp, sur du gravier et du sable, au pied d’un glacier gris. Leurs gros canons semblaient tapis, leurs futs pointés vers le ciel. De plus petits canons, sur les contreforts de la vallée, les protégeaient des attaques aériennes. Leurs emplacements ressemblaient à ces anciens monastères de style dzong, que l’on voyait toujours çà et là, perchés au sommet des éperons montagneux.

Le bruit courut qu’ils allaient essayer de franchir Nangpa La, la profonde passe qui trouait la chaîne de montagnes. L’une de ces anciennes routes du sel, le meilleur endroit où traverser, sur plusieurs lis de distance. Des sherpas tibétains, qui s’étaient établis au sud de la passe, les guideraient. De l’autre côté de la passe, un canyon menait à leur capitale, le village de Namche Bazaar, maintenant en ruines, comme le reste. De Namche, des pistes partaient directement vers le sud, vers les plaines du Bengale. C’était un excellent endroit où traverser l’Himalaya, en fait. Le chemin de fer pourrait remplacer le chemin de pierre en quelques jours seulement, et ils pourraient alors faire venir par bateau les nombreuses armées de Chine, ou du moins ce qu’il en restait, et les débarquer sur la plaine du Gange. Les rumeurs fusaient, remplacées chaque jour par de nouvelles. Iwa passa la nuit entière au télégraphe.

Il semblait à Baï que quelque chose avait changé dans le bardo lui-même. Comme s’ils étaient passés dans la pièce suivante, un enfer tropical cramponné à l’histoire ancienne. La bataille pour la passe s’annonçait particulièrement violente, comme l’étaient toutes les batailles pour n’importe quelle passe au monde. Les artilleries de deux civilisations se faisaient face de part et d’autre, déclenchant de fréquentes avalanches sur les flancs de granit. Pendant ce temps, des tirs continuaient de faire descendre le sommet du Chomolungma. Les Tibétains se battirent comme des prêtas quand ils virent cela. Iwa semblait s’être réconcilié avec cette idée :

— Ils ont un proverbe parlant des montagnes allant à Mahomet. Mais je crois que la déesse mère s’en fout.

En attendant, cela leur fit, encore une fois, mesurer le degré de folie auquel étaient parvenus leurs assaillants. Disciples fanatiques et ignorants d’un cruel culte du désert, auxquels on avait promis l’éternité dans un paradis où les orgasmes sexuels avec de magnifiques houris dureraient dix mille années, il n’était pas surprenant qu’ils cherchassent à ce point à se suicider, heureux de mourir, luttant avec l’insouciance des fumeurs d’opium, qu’il était difficile de contrer. D’ailleurs, il était bien connu qu’ils étaient de grands amateurs de benzédrine et de haschich, menant la guerre dans un état second, proche du rêve, guerroyant de façon saccadée, parfois comme des bêtes enragées. Beaucoup de Chinois auraient été heureux de les y rejoindre. L’opium avait évidemment droit de cité dans l’armée chinoise, mais il y avait pénurie. Cela dit, Iwa avait des contacts dans la région, et alors qu’ils se préparaient à monter à l’assaut du Nangpa La, il en extorqua un peu à des membres de la police militaire. Baï et lui le fumèrent sous forme de cigarettes, et le burent dans un mélange d’alcool, de clous de girofle et de médicaments de Travancore – réputés améliorer la vue et endormir les émotions. Cela marchait assez bien.