Finalement, il y eut tellement de bannières, de divisions, de gros canons réunis sur cette haute plaine du bardo, que Baï fut convaincu que les rumeurs étaient fondées, et qu’un assaut général mené contre Kali, Shiva ou Brahma était sur le point de commencer. La preuve supplémentaire en était que beaucoup de divisions étaient composées de soldats expérimentés, plutôt que de jeunes garçons, de paysans ou de femmes – des divisions qui avaient une grande expérience de la guerre, acquise dans les îles ou dans le Nouveau Monde, où les combats avaient été particulièrement intenses, et où ils prétendaient l’avoir emporté. En d’autres termes, c’étaient précisément le genre de soldats qui auraient déjà dû mourir. D’ailleurs, ils semblaient morts. Ils fumaient cigarette sur cigarette, comme des morts. Toute une armée de morts, réunis là pour envahir le riche Sud des vivants.
La lune crût et décrût, et le bombardement de l’ennemi invisible continua. Des flottilles d’avions ressemblant à des serpes partaient vers la passe et n’en revenaient jamais. Le huitième jour du quatrième mois, jour de la conception du Bouddha, l’assaut commença.
La passe elle-même avait été piégée, et quand ses premiers défenseurs furent tous tués, ou se furent repliés vers le sud, les falaises bordant la passe explosèrent dans de terribles déflagrations, obstruant le large col. Le Cho Oyu lui-même maigrit un peu dans la terrible explosion. Ce fut la fin pour de nombreuses bannières chargées de le sécuriser. Baï les regarda d’en bas, et se demanda : Quand on meurt dans le bardo, où va-t-on ? Seul le hasard lui avait évité de faire partie des premiers escadrons envoyés dans la passe.
En attendant, les défenses ennemies avaient été neutralisées, en même temps que les premières vagues d’assaut chinoises. Maintenant, la passe était à eux, et ils pouvaient commencer à descendre le canyon formé par le glacier qui menait à la plaine du Gange. Ils durent lutter pour chaque pouce de terrain, principalement sous le feu de bombardements à distance, et tombant dans des pièges ou sur des champs de mines placés à des endroits cruciaux. Ils déminaient, ou faisaient exploser les charges à chaque fois qu’ils le pouvaient, ou sautaient sur celles qu’ils avaient laissées passer. Mais, globalement, ils avançaient assez vite, construisant même une route et une voie ferrée au fur et à mesure que les musulmans abandonnaient le terrain, se retirant dans la plaine. Bientôt, ils n’eurent plus qu’à subir leurs bombardements aériens, et quelques coups tirés depuis et autour de Delhi, erratiques et désopilants, sauf quand par hasard ils arrivaient à faire mouche.
Dans le profond canyon sud, ils eurent l’impression de changer à nouveau de monde. Et d’ailleurs, Baï revint complètement sur l’idée qu’ils étaient dans le bardo. De toute façon, si c’était le cas, c’était à un tout autre niveau : chaud, humide, luxuriant, avec des arbres foisonnants, des buissons et des touffes d’herbe qui explosaient au-dessus d’une terre noire et recouvraient tout. Ici, même le granit paraissait vivant. Peut-être que Kuo lui avait menti, et que lui, Iwa, et tous les autres étaient encore en vie, dans un vrai monde où il était mortel de mourir. Quelle horrible idée ! Le vrai monde devenant le bardo, les deux étant la même chose… Baï fut ballotté à travers ces jours frénétiques sans réussir à se sentir concerné. Après toute cette souffrance, il n’avait fait que renaître dans sa propre vie, qui continuait toujours. Il avait récupéré comme s’il ne devait jamais la quitter, en dehors d’un moment d’une cruelle ironie, quelques jours de folie, et il s’était déplacé dans une nouvelle existence karmique tout en restant coincé dans le même minable cycle biologique qui, pour une raison inconnue, était devenu une parfaite imitation de l’enfer. Tout se passait comme si la roue du karma s’était cassée et que les rouages de la vie karmique et de la vie biologique s’étaient détachés, dispersés de telle sorte que tout s’était mis à fluctuer sans avertissement. On vivait sans le savoir, parfois dans le monde physique, d’autres fois dans le bardo, tantôt dans ses rêves, et tantôt éveillé, le plus souvent tout cela en même temps, sans qu’il y ait de cause ou d’explication. Déjà, les années qu’il avait passées dans le corridor de Gansu, c’est-à-dire toute sa vie, aurait-il dit autrefois, se perdaient dans les brumes du rêve, et même le très étrange aspect mystique de la plaine du Tibet devenait rapidement une sorte de fausse mémoire, dont il avait le plus grand mal à se souvenir, bien qu’elle fut gravée sur ses yeux et qu’il passât son temps à la voir, superposée à tout ce qu’il regardait.
Un soir, l’officier du télégraphe vint les trouver en courant et leur ordonna de se dépêcher de monter au sommet de la colline. En amont, le barrage de glace qui retenait un lac de montagne avait été bombardé par les musulmans. Ses eaux se déversaient à présent dans le canyon, l’emplissant sur une profondeur de cinq cents pieds, parfois plus, en fonction de l’étroitesse de la gorge.
L’escalade commença. Et quelle escalade ! Ils étaient là, hommes déjà morts, morts depuis des années, et pourtant ils grimpaient comme des singes, pris d’une frénésie qui les poussait de corniche en corniche, jusqu’en haut du canyon. Ils avaient établi leur campement au fond d’un défilé étroit, ce qui était parfait pour éviter les bombardements aériens, et lorsqu’ils émergèrent au-dessus des broussailles ils entendirent de plus en plus distinctement un grondement lointain, un roulement de tonnerre – peut-être un éboulement comme il s’en produisait dans le si bruyant Dudh Kosi, mais peut-être pas, c’étaient peut-être les flots approchants de la rivière en crue –, quand la pente s’adoucit enfin. Ils se retrouvèrent après une bonne heure de marche à près de mille pieds au dessus du Dudh Kosi, regardant loin en bas la ligne blanche qui leur semblait si inoffensive vue du large promontoire où les officiers les avaient réunis, regardant loin en bas dans la gorge, mais aussi, autour d’eux, les extraordinaires murailles de glace et les sommets des montagnes, entendant un sourd rugissement montant de la plus haute, au nord, un rugissement terrible et victorieux, comme le feulement d’un dieu tigre. De leur position privilégiée ils observèrent l’inondation, qui arriva alors que la nuit tombait : le rugissement enfla, devint aussi assourdissant qu’un bombardement sur le front, mais beaucoup plus grave et bas, presque tectonique, passant du sol à leurs pieds avant de parvenir à leurs oreilles, et puis un mur d’eau sale apparut, charriant des arbres et des rochers sur son front chaotique et bouillonnant, déchirant les parois du canyon jusqu’à son lit de pierre et provoquant des éboulements parfois si importants qu’ils retenaient les eaux pendant quelques minutes, jusqu’à ce que le flot passe par-dessus, l’aplanissant, provoquant un nouveau surgissement dans l’inondation générale. Une fois la première vague passée, partie plus loin dans le canyon, il ne resta plus à leurs pieds que des parois déchirées, blanches dans le crépuscule, et une rivière terreuse, écumante, qui grondait et ronflait juste un peu au-dessus de son niveau habituel.