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— Nous devrions construire les routes plus haut, nota Iwa.

Baï ne put s’empêcher de rire tant Iwa semblait calme. L’opium rendait tout vibrant. Il se rendit compte soudain :

— Oh là ! Cela vient de me revenir – je suis déjà mort noyé ! J’ai senti l’eau me submerger. L’eau, la neige et la glace. Toi aussi tu étais là ! Je me demande si cette inondation ne nous était pas destinée, et si ce n’est pas par hasard que nous en avons réchappé. Je ne pense pas vraiment que nous devrions être là.

Iwa le regarda.

— Que veux-tu dire ?

— Que cette inondation, là, en dessous, était censée nous tuer !

— Eh bien, répondit Iwa lentement, apparemment concerné, on dirait qu’on ne l’a pas attendue…

Baï ne peut s’empêcher de rire. Sacré Iwa, va !

— Oui. Au diable l’inondation ! C’était une autre vie.

Les constructeurs de routes avaient cependant appris une bonne leçon qui ne leur avait pas causé trop de pertes (en vies humaines, en tout cas, car les pertes matérielles furent importantes). À présent, ils construisaient les routes en haut des canyons, là où leur pente était plus douce, y créant des corniches et des traversées, remontant très haut le long des gorges tributaires, construisant des ponts au-dessus de l’eau, prévoyant l’emplacement de batteries anti-aériennes, et même une petite piste d’atterrissage sur un épaulement presque plan près de Lukla. Jouer le rôle d’un bataillon du génie était beaucoup plus intéressant que se battre, ce que faisaient la plupart des troupes qui étaient restées dans les profondeurs du canyon, afin de le garder assez longtemps ouvert pour laisser aux trains le temps de le traverser. Ils n’arrivaient pas à croire à leur chance, ni à la chaleur des jours, ou à la réalité de cette vie loin du front, si luxueuse, à ce silence, à la douceur des muscles qui se détendent, à tout ce riz, et à ces légumes, curieux mais frais…

Puis ces jours heureux parurent se brouiller lorsque arriva le moment où toutes les routes, où toutes les voies furent enfin achevées. Ils prirent les premiers trains qui redescendaient, et campèrent dans une grande plaine verte, poussiéreuse, car ce n’était pas encore la mousson. Division après division, on les dirigea vers le front, qui se trouvait à une distance variant tous les jours, quelque part à l’ouest. C’était là que ça se passait, maintenant.

Un matin, ils durent y aller, eux aussi. Ils voyagèrent toute une journée par le train, puis on les fit descendre et ils continuèrent à pied. Ils traversèrent une succession de ponts flottants, jusqu’à ce qu’ils se retrouvent quelque part près de Bihar. Une autre armée y avait déjà établi son campement. Des alliés. Alliés, quel concept ! Des Indiens qui étaient ici chez eux, et faisaient mouvement vers le nord après avoir contenu l’avancée des hordes musulmanes qui descendaient vers le sud du continent, depuis près de quarante ans. Maintenant c’était à leur tour d’avancer et de traverser l’Indus. Maintenant, c’était au tour des musulmans de risquer d’être coupés en deux par un mouvement en tenaille qui enserrait toute l’Asie Quelques-uns étaient déjà piégés en Birmanie, le gros de la troupe étant toujours dans l’Ouest et commençant obstinément une lente retraite.

Iwa bavarda alors pendant plus d’une heure avec quelques officiers travancoriens, parlant en népalais, qu’il avait lui-même pratiqué quand il était enfant. Les officiers et les soldats indiens étaient petits et noirs de peau. Les hommes comme les femmes étaient rapides et agiles, propres, bien habillés, bien armés – fiers, voire arrogants, dans la mesure où ils assumaient le plus gros de l’attaque musulmane, et qu’ils avaient évité à la Chine d’être conquise en ouvrant un second front. Iwa les approcha, sans trop savoir si discuter de la guerre avec eux était une si bonne idée que ça.

Mais Baï était impressionné. Le monde ne serait peut-être pas réduit en esclavage, après tout. La percée en Asie du Nord semblait au point mort, les montagnes de l’Oural étant en quelque sorte l’équivalent de la Grande Muraille de Chine pour la Horde d’Or et les Franjs, même si d’après les cartes les choses se passaient agréablement loin, à l’ouest. Par ailleurs, avoir franchi l’Himalaya en force face à une telle résistance, avoir rallié les armées indiennes et coupé le monde de l’islam en deux…

— La guerre maritime pourrait bien faire passer au second plan le conflit en Asie…, dit Iwa, un soir, alors qu’ils s’étaient assis par terre pour manger un peu de riz dont la teneur en épices paraissait vouloir venger les défunts sommets du Chomolungma.

Entre deux bouchées incendiaires, transpirant abondamment, il ajouta :

— Pendant cette guerre, nous avons connu deux ou trois nouvelles générations d’armes, révolutionnant généralement à chaque fois la technologie. De nouveaux canons, tous plus énormes les uns que les autres, de nouveaux navires, et maintenant de nouveaux avions. Il arrivera, assurément, un jour où la seule chose qui comptera vraiment pour un pays sera le nombre de ses avions et de ses bombardiers. Le gros de la bataille se livrera dans les cieux, et ceux qui en auront le contrôle pourront larguer des bombes plus grosses que celles que pourrait envoyer n’importe quel canon, pile sur la capitale de l’ennemi. Sur ses usines, sur ses palais, sur ses bâtiments gouvernementaux.

— Bien, dit Baï, au moins ce sera plus propre. Viser la tête et frapper fort. C’est ce que Kuo dirait.

Iwa approuva avec un énorme sourire, en pensant à la façon dont Kuo l’aurait dit. Sans compter que le riz d’ici n’avait rien à voir avec celui que leur faisait Kuo.

Les généraux de la Quatrième Assemblée des Talents Militaires rencontrèrent les généraux indiens, et ils s’accordèrent à dire qu’il fallait construire plus de voies ferrées en direction du front ouest. Il se préparait une offensive combinée, c’était clair, et chacun y allait de ses supputations. Ils resteraient en réserve pour protéger leurs lignes arrière des forces musulmanes toujours stationnées dans la péninsule malaise ; ou bien ils seraient embarqués dans des bateaux à l’embouchure du Gange sacré, et emmenés sur la côte arabe afin d’attaquer La Mecque même ; ou alors, on les ferait débarquer sur les plages des péninsules au nord de la Franji ; et ainsi de suite. Mais jamais aucune de ces histoires ne disait comment ils rentreraient chez eux.

Finalement, ils marchèrent vers l’avant, comme d’habitude, vers l’ouest, tenant le flanc droit qui longeait les contreforts du Népal, des collines qui surgissaient, abruptes et vertes, de la plaine du Gange – comme si, remarqua Iwa un jour en passant, l’Inde était une sorte de bateau bélier qui était rentré dans l’Asie, s’était glissé par en dessous, poussant jusqu’au Tibet, et doublant la hauteur de la terre là-bas, tout en s’enfonçant pratiquement sous le niveau de la mer ici.

Baï secoua la tête devant ce fantasme géomorphologique. Il ne voulait pas voir les continents comme de grands navires en mouvement ; pour lui la Terre était solide. Il essayait de se convaincre que Kuo et lui s’étaient trompés, qu’il était toujours en vie, et pas dans le bardo – où, bien sûr, les continents pouvaient se déplacer comme les scènes de théâtre qu’ils étaient. Kuo avait probablement été désorienté par sa propre mort brutale, et ne savait plus du tout où il était. Ce n’était pas très bon signe pour sa prochaine incarnation. Ou bien il avait juste voulu faire une blague à Baï – Kuo pouvait se montrer cruellement moqueur, même s’il le faisait assez rarement. Dans le fond, peut-être qu’il avait rendu service à Baï en le convainquant qu’il n’avait rien à redouter du reste de la guerre puisque de toute façon il était déjà mort ; et qu’effectivement il livrait combat à un niveau où cela avait un sens, où cela pouvait servir à quelque chose, où cela pouvait peut-être changer l’âme des gens dans cet endroit, hors du monde, où elle avait une chance de changer, d’apprendre ce qui comptait vraiment, afin qu’ils aient, dans leur prochaine vie, un cœur plus grand, un esprit plus entreprenant.