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Qu’en feraient-ils alors ? Et pour quoi se battaient-ils ? Il n’était pas difficile de savoir contre quoi ils se battaient : contre des hordes de fanatiques esclavagistes et réactionnaires, qui voulaient que le monde ne change jamais, un peu comme autrefois les dynasties Tang ou Sung –, d’absurdes zélotes, des religieux passéistes et sanguinaires –, des assassins sans scrupules, qui se battaient l’esprit embrumé par l’opium, aveuglés par d’anciennes croyances. Contre tout ça, bien sûr, mais pour quoi ? Ce pour quoi les Chinois combattaient, décida Baï, c’était… la clarté, ou pour l’inverse de la religion, quoi que ça puisse être. Pour l’humanité. Pour la compassion. Pour le bouddhisme, le taoïsme, le confucianisme, ce trépied qui convenait si bien à une description du monde : une religion sans dieu, rien qu’avec le monde, et aussi d’autres royaumes potentiels de réalité, des royaumes de l’esprit, et le vide lui-même – une religion sans dieu, sans berger pour les guider en ressassant toutes sortes d’interdits dignes d’un vieux patriarche dément, une religion plutôt peuplée d’innombrables esprits immortels dans une vaste panoplie de royaumes et d’êtres, dont les humains, et bien d’autres choses conscientes, tout ce qui vit, tout ce qui est sacré, tout ce qui était dans la tête de Dieu – parce que oui, il y avait bien un DIEU, au sens d’une entité transcendantale universelle consciente d’elle-même et qui était la réalité proprement dite, le cosmos, avec tout ce qu’il comporte, y compris les idées humaines, les formes et les relations mathématiques. Cette idée elle-même était Dieu, et évoquait une sorte de culte qui était l’attention que l’on devait au vrai monde, une sorte d’étude naturelle. Le bouddhisme chinois était l’étude naturelle de la réalité, et pouvait susciter des sentiments de dévotion juste parce qu’on avait remarqué le vert d’un arbre, les couleurs du ciel, des animaux passant au loin, le mouvement d’un bûcheron ou d’une porteuse d’eau. Cette étude initiale de la dévotion menait à une compréhension plus profonde des mathématiques sous-jacentes à la nature des choses, par pure curiosité, et parce que ça semblait les aider à y voir plus clair. C’est pourquoi ils fabriquaient des instruments permettant de voir les choses plus en détail, ou plus loin, un yang plus haut, un yin plus profond.

Il s’ensuivait une sorte de compréhension de la réalité humaine qui plaçait la compassion au-dessus de toutes les valeurs, une compassion issue d’une compréhension éclairée, elle-même issue de l’étude de ce qui se trouvait là, dans le monde. C’est ce qu’Iwa passait son temps à dire, pendant que Baï préférait penser aux émotions suscitées par ces mêmes efforts d’attention et de compréhension : la paix, une curiosité aiguisée, un intérêt débridé – la compassion.

Mais en attendant : quel cauchemar ! Un cauchemar où tout s’accélérait, quoi qu’on fasse, partant dans toutes les directions et plein d’incohérences, comme un rêveur sentant les rapides mouvements de l’œil qui précèdent le réveil, et l’ouverture à un nouveau jour. Chaque jour nous nous réveillons dans un nouveau monde, chaque sommeil engendre une nouvelle réincarnation. Certains gourous locaux disent que cela se produit à chaque nouveau souffle.

Ils quittèrent donc le bardo pour partir dans le monde réel, faire la guerre, avec leur aile gauche composée de ces régiments de vétérans indiens, de petits hommes noirs et barbus, de plus grands, blancs et au nez crochu, de Sikhs, barbus et enturbannés, de femmes au buste généreux, de Gurkhas descendus de leurs montagnes, et même une escouade de Népalaises, si belles qu’on aurait dit que chacune était la reine de beauté de son quartier. À les voir tous ensemble, on avait l’impression d’un cirque, mais ils étaient très rapides, très bien armés, et se déplaçaient en train ou dans de longues files de camions. Les Chinois n’arrivaient pas à les suivre. Alors, on bâtit plus de voies ferrées, et les Chinois essayèrent de les rattraper, en envoyant vers l’ouest des milliers d’hommes avec tout leur matériel. Mais quand les voies ferrées s’arrêtaient, les Indiens continuaient d’avancer rapidement, à pied, ou dans des voitures à roues de caoutchouc qui, par centaines, traversaient sans encombre les routes des villages, sèches en cette saison, soulevant des nuages de poussière, ou sur les rares réseaux de routes goudronnées qu’on rencontrait parfois, les seules où l’on pourrait encore rouler quand arriverait la mousson.

Ils avancèrent à peu près tous ensemble vers Delhi, et tombèrent sur une armée musulmane qui fuyait sur les deux rives du Gange, parce que les Chinois avaient pris position au pied des collines népalaises.

Bien sûr, le flanc droit s’étendait jusqu’aux collines, chaque armée essayant de dépasser l’autre. Les escadrons de Baï et d’Iwa furent considérés comme des troupes de montagne à cause de leur expérience dans le Dudh Kosi, et bientôt vinrent les ordres de prendre et de tenir les collines, au moins la première crête, ce qui voulait dire s’emparer de quelques points plus hauts, sur les chaînes de montagnes beaucoup plus au nord. Ils se déplaçaient la nuit, apprenant à gravir des pistes trouvées et balisées par leurs éclaireurs gurkhas. Baï lui-même prit l’habitude de partir en reconnaissance toute la journée, et alors qu’il crapahutait dans des ravines encombrées de broussailles, il s’inquiétait, non pas d’être découvert par les musulmans – parce qu’ils paraissaient ne pas vouloir bouger de chez eux, de leurs routes, de leurs camps – mais plutôt de savoir si des centaines d’hommes pourraient suivre les sentiers tortueux qu’il était obligé d’emprunter pour franchir certains cols.

— C’est pour ça qu’ils t’ont envoyé, expliqua Iwa. Si tu peux le faire, alors n’importe qui peut y arriver.

Il sourit et ajouta :

— C’est ce que Kuo aurait dit.

Chaque nuit, Baï allait inspecter de haut en bas la piste qu’ils suivraient, s’assurant que toutes les routes étaient aussi bonnes que prévu, apprenant, étudiant, et n’allant se coucher qu’après avoir regardé le soleil se lever depuis sa nouvelle cachette.

C’est ce qu’ils faisaient lorsque les Indiens se présentèrent sur leur flanc sud. Ils entendirent au loin des tirs d’artillerie, puis virent des plumets de fumée dans le ciel blanc d’un matin brumeux, la brume étant le signe que la mousson approchait. Lancer un gigantesque assaut alors que la pluie menaçait dépassait l’entendement ; il était fort probable que cette idée figurerait bientôt en tête de la liste récemment augmentée des Sept Bourdes Majeures, et alors que les nuages de l’après-midi apparaissaient, grossissaient et noircissaient au-dessus d’eux, lardant les contreforts des collines et les vallées de terribles éclairs qui frappaient les parties métalliques des nombreuses pièces d’artillerie éparpillées sur les crêtes, il était impressionnant de voir que les Indiens continuaient d’avancer à toute allure, comme si de rien n’était. Parmi toutes les choses qu’ils avaient accomplies, ils avaient notamment mené à la perfection l’art de faire la guerre sous la pluie. Ce n’étaient ni des rationalistes tao-bouddho-chinois, convinrent Baï et Iwa, ni la Quatrième Assemblée des Talents Militaires, mais des hommes libres, ayant toutes sortes de religions, et même plus religieux que les musulmans, puisqu’il semblait que l’islam n’était que rage et vœux pieux, et ne souhaitait que l’établissement du gouvernement tyrannique de Dieu le Père – enfin, le leur. Les Indiens avaient une myriade de dieux, certains à tête d’éléphant, d’autres avec six bras. Même la mort était un dieu, à la fois mâle et femelle – la vie, la noblesse, il y avait des dieux pour tout. Chacune des qualités de l’homme était déifiée. Ce qui donnait un peuple bigarré de croyants, de farouches guerriers, entre autres – de grands cuisiniers, un peuple très sensuel. Parfums, saveurs, musique, uniformes chamarrés, art du détail, tout cela se retrouvait dans leurs camps, ostensiblement, les hommes et les femmes se tenant debout à côté d’un joueur de tambour et chantant, les femmes, grandes, à forte poitrine, avec de grands yeux et d’épais sourcils, des femmes terribles en fait, avec des bras de bûcherons, et présentes dans tous les régiments de tireurs d’élite indiens.