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— Oui, reconnut en tibétain un adjudant indien, les femmes tirent mieux que les hommes, et notamment les femmes de Travancore. C’est probablement dû au fait qu’elles commencent à tirer dès l’âge de cinq ans. Apprenez à tirer aux garçons dès l’âge de cinq ans, et ils tireront aussi bien.

Maintenant les pluies étaient pleines de cendres noires, qui transformaient l’eau en boue sombre. Une pluie noire. On appela Baï et Iwa : leurs escadrons devaient se rendre dans la plaine aussi vite que possible. L’assaut général approchait. Ils descendirent les pistes en courant, se regroupèrent à une vingtaine de lis en arrière de la ligne de front et se mirent en marche. Ils devaient rejoindre ce qui tenait lieu d’arrière-garde aux assaillants, et stationner dans la plaine elle-même, mais juste dans le piémont des collines, de façon à pouvoir s’y réfugier en cas de résistance.

Enfin, c’était le plan prévu. Mais alors qu’ils approchaient du front, ils apprirent que les musulmans avaient cédé et que c’était la débandade. Ils devaient participer à leur poursuite.

Les musulmans fuyaient vraiment très vite, les Indiens les talonnaient, et les Chinois ne pouvaient rien faire d’autre que suivre les deux armées si rapides, dans les champs, les forêts, par-dessus les canaux ou à travers des ouvertures dans les barrières de bambous ou les murs, des hameaux trop petits pour être appelés villages, tous vides et silencieux, généralement brûlés, et qui pourtant les ralentissaient sans qu’on pût dire pourquoi. Des tas de cadavres, déjà en train d’enfler. Tout le sens de l’incarnation était ici rendu manifeste par son opposé, la désincarnation, la mort – le départ de l’âme, laissant si peu de choses derrière elle : une masse putréfiée, un hachis du genre de celui qu’on trouvait dans les saucisses. Cela n’avait rien d’humain. À part, çà et là, un visage épargné, parfois même paisible ; cet Indien par exemple, allongé sur le sol et regardant de côté, parfaitement immobile, figé, ne respirant pas ; la statue de ce qui avait dû être jadis un homme très impressionnant, costaud, large d’épaules, capable – un visage autoritaire, avec des moustaches, un front immense, des yeux comme ceux des poissons sur les étals des marchés, ronds, étonnés, et pourtant impressionnants. Baï dut réciter un charme pour réussir à passer à côté de lui, puis ils parvinrent à une zone où la terre elle-même fumait, comme la zone neutre de Gansu, des mares d’eau empoisonnée, puantes, leur surface argentée luisant au ciel plein de fumée et de poussière, sentant la cordite et le sang. Le bardo lui-même devait ressembler à peu près à cela, encombré par de si nombreux arrivants, fâchés, confus, souffrants, la pire façon d’entrer au bardo. Ici se trouvait son reflet vide, déchiqueté et immobile. L’armée chinoise passait au travers en silence.

Baï trouva Iwa, et ils traversèrent ensemble les ruines calcinées de Bodh-Gaya, en direction d’un parc sur la rive ouest du Phalgu. C’était là que l’arbre du Bouddha poussait autrefois, leur dit-on, le vieil arbre assattha, l’arbre pipai, sous lequel le Bouddha avait reçu l’illumination tant de siècles auparavant. Cet endroit avait été aussi bombardé que le sommet du Chomolungma, et il n’y avait plus trace d’arbre, de parc, de village ni de rivière, rien qu’une terre boueuse, noire, retournée, à perte de vue.

Puis Kuo se planta devant Baï.

— La branche est coupée, lui dit-il, en lui offrant de la main gauche une brindille de l’arbre du Bouddha.

Sa main droite manquait toujours. Baï prit la branche, et le remercia :

— Kuo, dit-il en déglutissant, je suis surpris de te revoir.

Kuo le dévisagea.

— Alors c’était vrai, nous sommes vraiment dans le bardo ? demanda Baï.

Kuo hocha la tête.

— Tu ne me crois toujours pas, hein ? Et pourtant, c’est la vérité. Regarde !

Il fit un geste en direction de la plaine noire, fumante.

— Le plancher de l’univers. Encore.

— Mais pourquoi ? demanda Baï. Je ne comprends pas.

— Comprends pas quoi ?

— Je ne comprends pas ce que je suis supposé faire. Vie après vie… je me les rappelle, maintenant !

Il y réfléchit un instant, les revoyant à travers les années.

— Oui, je me les rappelle, et j’ai essayé, à chaque fois. J’essaye encore !

Derrière le rideau de fumée noire de la plaine, il leur semblait voir les pâles échos des images de leurs vies passées, dansant dans la lumière soyeuse d’une légère bruine.

— On dirait que ça ne fait jamais aucune différence. Ce que je fais n’a aucune importance.

— Mais si, Baï. Mais en fait, tu es idiot. Un putain d’idiot très naïf.

— Arrête, Kuo. Je ne suis pas d’humeur.

Pourtant, sur son visage, se lisait une pénible ébauche de sourire. Après tout, il n’était pas si mécontent que ça d’être un peu taquiné. Iwa et lui avaient bien essayé de temps à autre de se taquiner un peu, mais nul n’y arrivait comme Kuo.

— Je ne suis peut-être pas un aussi bon chef que toi, mais j’ai pourtant fait quelques bonnes choses, et ça n’a jamais rien changé. Aucune des règles du dharma ne semble s’y rattacher.

Kuo s’assit à côté de lui, croisa les jambes, s’installant confortablement.

— Bon, qui sait. J’ai déjà réfléchi plusieurs fois à tout ça, moi aussi, pendant que j’étais dans le bardo. Et cela a duré longtemps, crois-moi – tellement de monde a été balancé ici, en une seule fois, qu’il y a maintenant une sacrée file d’attente. C’est exactement comme le reste de cette guerre, un cauchemar logistique, et je n’ai pas cessé de vous regarder lutter, vous jetant les uns sur les autres comme des mouches contre une vitre, ainsi que je l’avais fait moi aussi, et j’ai réfléchi. Je me suis dit alors que quelque chose avait peut-être mal tourné, autrefois, quand j’étais Kheim et toi Bouton d’Or, cette petite fille que nous aimions tous. Tu te souviens ?

Baï secoua la tête en signe de dénégation.

— Dis-moi.

— Étant Kheim, j’étais annamite. J’étais l’un des éléments de cette fière lignée d’amiraux chinois peu recommandables, venus de l’étranger. J’avais été un roi pirate pendant des années, sévissant le long des côtes d’Annam, et les Chinois avaient signé un traité avec moi comme ils l’auraient fait avec n’importe quel potentat. Au terme de ce traité j’acceptai de prendre la tête de leur armée d’invasion de Nippon, en tout cas la tête de la partie maritime, et peut-être plus.

» Quoi qu’il en soit, nos projets échouèrent à cause du manque de vent, mais nous avons poursuivi notre route et découvert les continents océaniques. Puis nous t’avons trouvée, prise avec nous, perdue, et sauvée du dieu exécuteur du peuple du Sud. C’est là que j’ai senti que quelque chose clochait, alors que nous redescendions de la montagne après t’avoir récupérée. J’ai tourné mon arme vers des gens, j’ai appuyé sur la gâchette, senti le pouvoir de vie ou de mort entre mes mains. Je pouvais les tuer, et ils ne l’auraient pas volé. C’étaient des sauvages, des cannibales sanguinaires, des tueurs d’enfants. Je pouvais le faire, rien qu’en pointant mon arme vers eux. Et j’ai alors pensé qu’une telle puissance devait forcément avoir un sens. Que notre supériorité militaire devait provenir d’une supériorité plus large, que notre morale elle-même était supérieure. Que nous valions mieux qu’eux. Je suis parti vers le bateau et j’ai mis le cap à l’ouest en ressentant toujours ce même sentiment de supériorité, comme si nous étions des dieux face à ces horribles sauvages. Et c’est pour ça que Bouton d’Or est morte. Tu es mort pour m’apprendre que j’avais tort – et que, bien que l’ayant sauvée, nous l’avions tuée aussi. Que ce sentiment que nous avions alors éprouvé, celui de marcher parmi eux comme s’ils n’étaient que des chiens, était un poison qui ne cesserait jamais de courir dans les veines de tous ceux qui tiennent un fusil. Jusqu’à ce que tous ceux qui comme Bouton d’Or vivent en paix sans jamais tenir d’arme soient morts, tués par nous. De telle sorte qu’il n’y aura plus que des hommes avec des fusils, qui se tireront dessus les uns les autres, le plus vite possible dans l’espoir que cela ne leur arrivera pas, à eux, jusqu’à ce que tous les hommes soient morts, et que nous tombions tous dans ce royaume des prêtas, et de là, en Enfer.