» Ainsi, notre jati est liée à celle de tous ceux avec qui nous vivons, quoi qu’on fasse, et ce n’est pas grâce à toi, je te le dis encore, Baï, quand on considère ta tendance à te montrer d’une naïveté confondante, à te sentir coupable, et ta radicale inefficacité parce que tu es trop gnan-gnan et le cœur sur la main…
— Hé, dit Baï. Ce n’est pas juste. Je t’ai aidé. J’ai fait tout ce chemin avec toi.
— Eh bien oui, c’est exact. Je te l’accorde. En tout cas, maintenant nous sommes tous dans le bardo, en route pour un royaume inférieur, au mieux le royaume des humains, mais peut-être même un peu plus bas, en route dans une de ces affreuses spirales qui mènent vers l’enfer, et qui nous guettent toujours, là en dessous… De toute façon c’est en cours, et on n’y peut rien changer, quoi qu’on fasse, l’humanité ne sera même pas un rêve pour nous, pendant encore quelque temps, nous avons fait tant de mal ! Putains d’enculés ! Bordel, parce que tu crois que je n’ai pas essayé ?
Kuo se releva d’un bond, très énervé.
— Est-ce que tu crois que tu es le seul au monde à avoir essayé de faire le bien ?
Il agita son moignon devant Baï, puis le tendit vers les cieux, bas et gris.
— Mais nous avons échoué ! Nous avons détruit la réalité elle-même, est-ce que tu comprends ? Est-ce que tu comprends ?
— Oui, répondit Baï.
Il se tenait à présent les genoux dans les mains, et tremblait.
— Je comprends.
— Très bien. Maintenant, nous sommes dans un de ces royaumes inférieurs. Il faut faire avec. Notre dharma nous commande de faire le bien, même ici. Dans l’espoir d’avancer vers le haut, même un peu. Jusqu’à ce que la réalité revienne, grâce aux efforts conjugués de millions de personnes. Le monde entier devra être reconstruit. C’est là que nous en sommes.
Il tapota doucement l’épaule de Baï en signe d’adieu. Puis il s’en alla, s’enfonçant un peu plus dans la boue à chaque pas, jusqu’à disparaître entièrement.
— Hé ! l’appela Baï. Kuo ! Ne pars pas !
Peu après, Iwa vint le voir et se tint debout devant lui, le regardant sans comprendre.
— Alors ? demanda Baï en levant la tête de ses genoux et en se redressant. Qu’est-ce qu’il y a ? Ils vont sauver l’arbre du Bouddha ?
— Ne t’inquiète pas pour l’arbre, dit Iwa. Ils prendront une pousse d’un arbre-fille à Lanka. Ils l’ont déjà fait. Mieux vaut s’occuper des gens.
— Pour eux aussi il va falloir prendre d’autres pousses. Et faire pousser de nouvelles vies. Quand les choses iront mieux ! cria-t-il à l’adresse de Kuo. Quand les choses iront mieux !
Iwa lâcha un profond soupir. Il s’assit juste là où Kuo s’était assis. La pluie se mit à tomber sur eux. Un long moment se passa, dans un profond silence.
— Le problème, dit Iwa, c’est qu’il n’y aura peut-être pas de prochaine vie. C’est ce que je crois. C’est comme ça. Fan Chen disait que l’âme et le corps étaient juste deux aspects d’une même chose. Il parle du tranchant et du couteau, comme images de l’âme et du corps. Sans couteau, pas de tranchant.
— Sans tranchant, pas de couteau.
— Non…
— Mais le tranchant dure, le tranchant ne meurt jamais…
— Regarde donc tous ces cadavres autour de nous. Ce qu’ils étaient ne sera jamais plus. Quand vient la mort, tout est fini.
Baï pensa à cet Indien, allongé, si immobile sur le sol.
— Tu es seulement égaré, dit-il. Bien sûr que tout n’est pas fini. J’en parlais avec Kuo, il n’y a pas une minute.
— Arrête de t’accrocher, Baï, dit Iwa en le regardant. C’est ce que le Bouddha a appris, ici même. N’essaye pas d’arrêter le temps. Personne ne peut le faire.
— Le tranchant dure. Je t’assure qu’il coupait aussi bien qu’autrefois !
— Il faut essayer d’accepter le changement. Et le changement mène à la mort.
— Puis au-delà de la mort.
Baï dit cela aussi joyeusement que possible, mais sa voix sonnait creux. Kuo lui manquait.
Iwa pensa à ce que Baï avait dit, le regardant de cet air qui semblait dire : Je me serais attendu à quelque chose d’un peu plus utile, de la part d’un bouddhiste assis sous l’arbre du Bouddha. Mais quoi ? Le Bouddha lui-même avait dit : La souffrance est réelle. Il faut lui faire face, vivre avec. On n’a pas le choix.
Après un certain temps, Baï se leva et retourna auprès des autres officiers, pour voir ce qu’ils faisaient. Ils étaient en train de chanter un soutra, probablement en sanskrit, se dit Baï. Et il se joignit à eux, en chantant doucement Lenyan jing en chinois. Au fil de la journée, des bouddhistes des deux armées vinrent se joindre à eux, par centaines. La boue était couverte de monde, priant dans toutes les langues du bouddhisme, debout sur cette terre brûlée qui fumait sous la pluie, d’une fumée qui s’étendait jusqu’à l’horizon, gris foncé et argent. Puis ils firent silence. Le cœur en paix, plein de compassion, de paix. Le tranchant restait en eux.
LIVRE 9
NSARA
1
Quand il y avait du soleil, le matin, les parcs au bord du lac s’emplissaient de promeneurs. Aux premiers jours du printemps, alors que la végétation n’arborait encore que de petits bourgeons verts porteurs des promesses d’une profusion de couleurs, les cygnes affamés se regroupaient à la surface luisante de l’eau noire bordant la promenade et se disputaient les bouts de pain sec que leur lançaient les enfants. C’était d’ailleurs l’une des activités favorites de Budur quand elle était plus petite. La vue de ces cygnes se chamaillant pour quelques quignons de pain la faisait toujours rire ; maintenant, elle regardait la nouvelle génération d’enfants s’amuser de la même façon, avec un pincement au cœur à l’idée de son enfance perdue, et parce qu’elle savait que si les cygnes étaient beaux et comiques, ils n’en étaient pas moins affamés et désespérés. Elle aurait aimé avoir le courage d’aller se joindre aux gamins pour jeter encore un peu de pain à ces pauvres bêtes. Mais le faire, à son âge, aurait paru bizarre. On l’aurait prise pour une de ces demeurées que l’on emmenait parfois faire un tour en dehors de l’école. Et puis, de toute façon, il n’y avait pas beaucoup de restes de pain à la maison.