— Comme Yasmina !
— Oui, bravo, c’est très intéressant que tu dises ça, parce que même si ce n’est pas vrai, cela illustre parfaitement cette manie que l’on a de toujours chercher un moyen de se représenter ces choses qui sont si petites qu’on ne peut pas les voir.
Elle se tourna vers le tableau noir, puis revint à ses étudiantes – qui n’avaient rien compris. Une émotion indéchiffrable passa sur son visage, et s’estompa.
— Enfin, c’est encore un de ces phénomènes inexplicables. Restons-en là pour l’instant. Il faudra procéder à d’autres expériences au laboratoire.
Ensuite, elle se mit à gribouiller en silence pendant plusieurs heures. Des nombres, des lettres, des idéogrammes chinois, des équations, des points, des traits, des schémas – qui ressemblaient un peu aux illustrations de ces épais traités où il était question de l’Alchimiste de Samarkand.
Après un temps, elle ralentit le rythme et s’étira.
— Il faudra que j’en parle à Piali, dit-elle.
— Il n’est pas à Nsara ? lança Budur.
— Si, si.
Budur comprit que c’était d’ailleurs visiblement l’un des éléments de son mushkil.
— Nous en parlerons par téléphone, c’est ce que je voulais dire.
— Parle-nous un peu de Nsara, lui demanda Budur pour la millième fois peut-être.
Idelba haussa les épaules. Elle n’était pas d’humeur. D’ailleurs, elle ne l’était jamais. Elle mettait toujours un moment à franchir les barrières du regret qui la séparaient de cette époque. Son premier mari l’avait répudiée vers la fin de sa période de fertilité, alors qu’elle n’avait pas eu d’enfants ; son second mari était mort jeune. Ça faisait beaucoup à surmonter. Mais quand Budur avait la patience de la suivre sur la terrasse et dans le dédale des chambres, elle finissait souvent par y arriver. Peut-être le fait de passer de chambre en chambre l’y aidait-il, peut-être que chaque chambre correspondait à l’un des endroits où elle avait vécu, comme s’il y avait également des chambres dans nos têtes, avec le ciel pour plafond, les collines pour murs, et les immeubles pour mobilier. On vivait peut-être ainsi, passant d’une chambre à une autre, dans une structure plus grande. Les chambres les plus vieilles continuaient d’exister tout en ayant disparu, ou bien avaient été vidées, comme si dans la réalité on ne pouvait traverser qu’une seule chambre à la fois. Parfois, on restait coincé, comme en prison ; et pourtant, par la pensée…
D’abord, Idelba commençait par parler du temps qu’il faisait à Nsara, de l’Atlantique, agité par les orages, où l’eau, le vent, les nuages, la pluie, la brume, le brouillard, la grêle, et parfois même la neige, s’éclipsaient, chassés par le soleil, bas sur l’horizon. Une lumière dorée illuminait alors le rivage, l’embouchure du fleuve et les quais de cette gigantesque ville qui emplissait la vallée jusqu’en Anjou. En fait, tous les États d’Asie et de Franji étaient venus là, dans l’Ouest, dans cette ville la plus à l’ouest, à la rencontre de cet autre grand flux venu de l’autre côté de la mer, de ces gens du monde entier, comme ces Hodenosaunees si beaux, et ces réfugiés d’Inka, grelottant sous leur poncho, dont les bijoux en or éclaboussaient de petits reflets métalliques la grisaille des après-midi d’hiver. Tous ces étrangers faisaient de Nsara un endroit fascinant, disait Idelba, comme le faisaient également les ambassades importunes, chinoises et travancoriennes, venues faire appliquer les accords d’après-guerre, installées là tels les monuments de la défaite des musulmans, dans leurs blocs d’immeubles sans fenêtres à l’arrière du quartier du port. Idelba décrivait cela les yeux brillants, d’une voix vibrante, et quand elle ne se retenait pas, elle finissait par s’exclamer :
« Nsara ! Nsara ! Ohhh, Nssssssssssarrrrra ! »
Alors, parfois, elle s’asseyait, par terre au besoin, et se prenait la tête dans les mains, dépassée par tout ça. Budur était sûre que c’était la plus excitante et la plus extraordinaire ville au monde.
Les Travancoriens y avaient bien évidemment établi une de leurs écoles monastiques bouddhiques, ainsi qu’ils l’avaient fait dans chaque ville et cité du monde, apparemment, une école dotée des facultés et laboratoires les plus modernes, jouxtant les vieilles madrasas et mosquées qui continuaient de fonctionner globalement comme depuis l’an 900. À côté des moines et des professeurs bouddhistes, les clercs des madrasas paraissaient bien ignorants et bien provinciaux, disait Idelba. Mais les nouveaux venus se montraient toujours très respectueux des pratiques musulmanes, n’intervenant jamais, toujours courtois, et, le temps passant, un certain nombre de professeurs soufis et de religieux réformateurs avaient fini par construire leurs propres laboratoires. Ils avaient même suivi l’enseignement des monastères pour préparer les cours sur les lois naturelles qu’ils donneraient dans leurs madrasas.
— Ils nous ont donné le temps d’avaler et de digérer la pilule arrière de notre défaite, disait Idelba à propos des bouddhistes. Ce fut très malin de la part des Chinois, cette façon de rester en arrière et de laisser ces gens leur servir d’émissaires. Ainsi, nous ne voyons jamais vraiment à quel point les Chinois peuvent être brutaux. Nous pensons que ce sont les Travancoriens qui ont tout fait.
Budur avait pourtant l’impression que les Chinois n’avaient pas été aussi durs qu’ils auraient pu l’être. Les sommes exigées en réparation étaient raisonnables, même Père le reconnaissait, et si elles ne l’étaient pas, les dettes finissaient toujours par être oubliées, voire abandonnées. D’ailleurs en Franji, au moins, les hôpitaux et les écoles monastiques bouddhiques étaient les seuls signes apparents que les vainqueurs imposaient leur volonté – ou à peu près ; ce côté obscur, l’ombre de leurs conquérants, l’opium, devenait de plus en plus courant dans les cités franjs, et Père déclara, furieux, après avoir lu les journaux, que puisque tout venait d’Afghanistan ou de Birmanie, alors leur transport par bateau jusqu’en Franji devait certainement être autorisé par les Chinois. Même à Turi on voyait dans les cafés des quartiers ouvriers, près de l’embouchure du fleuve, ces pauvres âmes abruties par la fumée à l’odeur étrange. Idelba disait qu’à Nsara la drogue était très répandue, comme dans toutes les grandes villes du monde, bien que ce fut une ville islamique ; en fait, la seule capitale islamique à n’avoir pas été détruite par la guerre : Konstantiniyye, Le Caire, Moscou, Téhéran, Zanzibar, Damas et Bagdad avait été bombardés et n’étaient pas encore complètement reconstruits.
Nsara avait traversé la guerre sans encombre, et était devenue la ville des soufis, des scientifiques – la ville d’Idelba ; elle y était allée après avoir passé son enfance à Turi et dans la ferme familiale des Alpes ; elle y était même allée à l’école, et les formules mathématiques lui avaient parlé, comme à haute voix, depuis les pages des manuels ; elle les comprenait, elle connaissait cet étrange langage alchimique. De vieux messieurs lui en expliquèrent la syntaxe, qu’elle s’appliqua à suivre, et à force de travail elle développa ses connaissances, et commença à se faire connaître du petit monde des études de la matière microscopique en publiant ses premières spéculations théoriques alors qu’elle n’avait pas vingt ans.