— Les esprits jeunes sont souvent les plus forts en mathématiques, expliqua-t-elle plus tard, alors qu’elle n’était plus impliquée dans ces travaux.
Elle avait intégré les laboratoires de Nsara, où elle avait aidé le célèbre Lisbi et son équipe à assembler un accélérateur de particules, elle s’était mariée, avait divorcé, puis, apparemment très vite, et plutôt mystérieusement, (mais ça c’était ce que pensait Budur), elle s’était remariée, sans qu’on en entendît vraiment parler à Turi. Elle avait encore travaillé, avec beaucoup de plaisir, en compagnie de son second mari, qui était mort très brutalement. Son retour à Turi, sa retraite étaient tout aussi mystérieux pour Budur, qui lui demanda un jour :
— Est-ce que tu portais le voile, là-bas ?
— Quelquefois, répondit Idelba, ça dépendait. Le voile a une sorte de pouvoir, dans certaines situations. Tous ces signes renvoient en fait à autre chose ; ce sont des phrases exprimées à l’aide de matière. Le hijab peut dire aux étrangers : « Je suis islamiste, et solidaire avec les hommes de mon pays, contre vous, contre le monde entier. » Aux hommes de l’islam, il dira : « J’accepte de jouer à ce jeu idiot, cette espèce de lubie que vous avez, mais seulement si en échange vous faites ce que je vous demande. » Pour certains hommes, cet échange, cette forme de capitulation devant l’amour, est une sorte de soulagement de cette folie que suppose le fait d’être un homme. Ainsi, porter le voile c’est un peu comme mettre un manteau d’une reine magicienne.
Puis, face à l’expression émerveillée de Budur, elle crut bon d’ajouter :
— Mais cela peut être aussi comme un collier d’esclave, c’est certain.
— Alors, tu ne le portais pas toujours ?
— D’habitude, je ne le portais pas. Au laboratoire, cela aurait été franchement idiot. Je portais une djellaba de laboratoire, comme les hommes. Nous étions là pour étudier les atomes, pour étudier la nature. Quoi de plus proche de Dieu ! Et de plus asexué ? Il n’est tout simplement pas question de sexe. Alors, tu peux voir les gens avec qui tu travailles face à face, âme à âme.
Les yeux brillants, elle cita une phrase d’un vieux poème :
— « À chaque instant vient une épiphanie qui fend les montagnes en deux. »
C’était ainsi que les choses s’étaient passées pendant la jeunesse d’Idelba ; et maintenant elle était là, dans le petit harem de classe moyenne de son frère, « protégée » par lui d’une façon qui lui valait de fréquentes crises de hem, ce qui en vérité faisait d’elle une personne d’humeur changeante, comme une Yasmina qui aurait été plus encline au secret qu’au bavardage. Seule avec Budur, alors qu’elles étendaient le linge sur la terrasse, elle regardait le sommet des arbres dépassant les murs et soupirait :
— Si seulement je pouvais encore me promener au petit matin parmi les rues vides de la ville ! Ce bleu, puis ce rose – refuser ça à quelqu’un est absurde. Refuser le monde à quelqu’un, et prétendre que c’est pour son bien, c’est de l’obscurantisme ! C’est inacceptable !
Mais elle ne s’enfuyait pas. Budur ne comprenait pas bien pourquoi. Assurément, Idelba aurait pu descendre la colline en tramway et aller à la gare, prendre le train pour Nsara, trouver un logement quelque part, et un travail quelconque. Si elle ne le faisait pas, qui le ferait ? Quelle femme en serait capable ? Sûrement pas une femme de bonne réputation. Si Idelba n’y arrivait pas, personne ne le ferait. La seule fois où Budur osa lui poser cette question, elle se contenta de hocher la tête gravement, et répondit :
— Il y a aussi d’autres raisons. Mais je ne peux pas t’en parler.
La présence d’Idelba dans la maison avait donc pour Budur quelque chose d’un peu effrayant, qui lui rappelait chaque jour que la vie d’une femme pouvait s’écraser comme un avion tombant du ciel. Et plus ça durait, moins Budur s’y faisait, et elle remarqua qu’Idelba elle-même commençait à s’agiter, passant de pièce en pièce, un livre à la main, marmonnant, ou bien plongée dans ses papiers, à côté d’une énorme machine à calculer, qui était une sorte de réseau de fils avec des voyants lumineux de toutes les couleurs. Elle pouvait rester des heures à écrire sur son tableau noir, et la craie crissait, cliquetait, voire sautait de ses doigts. Elle parlait au téléphone, en bas, dans la cour, l’air tantôt agacée, tantôt contente ; dubitative ou excitée – et tout ça à propos de chiffres, de lettres, de valeur de ceci ou de cela, de forces et de faiblesses, d’attractions entre des choses microscopiques que personne ne verrait jamais. Un jour, alors que Budur regardait ses équations, elle dit :
— Tu sais, Budur, il y a vraiment beaucoup, beaucoup d’énergie contenue à l’intérieur des choses. Chandalaa, de Travancore, est vraiment le plus grand penseur que l’on ait jamais eu sur Terre ; on pourrait même dire que la Longue Guerre a été une catastrophe rien que parce qu’il y est mort. Mais il nous a laissé beaucoup de choses, et notamment la formule de l’équivalence masse-énergie. Regarde, la masse est une mesure de poids, disons – tu la multiplies par le carré de la vitesse de la lumière – tu la multiplies par un demi-million de lis à la seconde, tu vois un peu ! Tu te rends compte combien ça fait ? Le résultat est absolument énorme, rien que pour une toute petite quantité de matière. C’est l’énergie ki contenue à l’intérieur. Une mèche de tes cheveux est bourrée d’encore plus d’énergie que n’en déploie une locomotive.
— Pas étonnant que j’aie tant de mal à y passer la brosse, dit timidement Budur.
Idelba éclata de rire.
— J’ai dit une bêtise ? demanda Budur.
Idelba ne répondit pas tout de suite. Elle était perdue dans ses pensées, absente. Puis elle regarda Budur.
— Quand les choses vont mal, c’est parce que nous les faisons aller mal. C’est ainsi. Rien dans la nature n’est faux en soi.
Budur n’était pas tout à fait d’accord avec elle. La nature faisait les hommes et les femmes, la nature faisait la chair, le sang, les cœurs, les règles, les sentiments amers… parfois tout cela paraissait faux à Budur, comme si le bonheur était un morceau de pain rassis, pour lequel les cygnes affamés de son cœur se battaient.
Les femmes n’avaient pas le droit d’aller sur le toit de la maison ; on aurait pu les y voir depuis les terrasses des maisons situées sur la colline, à l’est de Turi. Les hommes non plus n’y allaient jamais, alors que c’était un si bel endroit, d’où l’on pouvait contempler, par-dessus les arbres de la rue, les Alpes jusqu’au lac de Turi. Alors, quand tous les hommes étaient partis et qu’Ahmet dormait dans son fauteuil à côté du portail, tante Idelba et la cousine Yasmina prenaient les poteaux où l’on mettait le linge à sécher et les utilisaient comme les montants d’une échelle. Elles les plaçaient dans deux jarres à olives et les attachaient ensemble avec des cordes, sur lesquelles elles grimpaient en faisant bien attention, tandis que les filles en dessous tenaient les poteaux. Elles montaient ainsi sur le toit, la nuit, sous les étoiles, dans le vent, chuchotant pour qu’Ahmet ne les entende pas, chuchotant, parce que sinon elles se seraient mises à crier, de toute la force de leurs poumons. Au clair de lune, les Alpes se détachaient nettement sous le ciel, à la façon de ces décors de carton qui servent de fond aux théâtres de marionnettes, parfaitement verticales, l’image même de ce que les montagnes devaient être. Yasmina avait apporté ses chandelles et ses poudres afin de réciter les formules qui rendraient fous ses admirateurs – comme s’ils ne l’étaient pas déjà. Mais Yasmina avait un insatiable désir du regard des hommes, sans doute encore aiguisé par le fait qu’il n’y en avait aucun dans le harem. Son encens de Travancore s’élevait en volutes dans la nuit, bois de santal, musc, safran, nag champa… Toutes ces odeurs exotiques montaient à la tête de Budur, lui faisant voir le monde d’une façon complètement différente. Le lui faisant voir plus vaste, plus mystérieusement significatif – les choses étaient pleines de sens, comme des vases emplis d’eau, à ras bord. Chaque chose devenait son propre symbole, la lune le symbole de la lune, le ciel le symbole du ciel, les montagnes le symbole des montagnes, tout cela baigné dans la mer bleu sombre du désir. Le désir, l’essence même du désir, douloureux et beau, plus grand que le monde.