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Mais une nuit, alors que c’était pourtant la pleine lune, Idelba n’organisa aucune expédition sur le toit. Elle avait passé de nombreuses heures au téléphone, ce mois-là, et après chaque conversation s’était montrée particulièrement éteinte. Elle n’avait pas dit aux filles de quoi elle avait parlé, ni avec qui, bien qu’à son attitude Budur pensât qu’il devait s’agir de son neveu, comme d’habitude. Mais elle ne leur en avait pas pipé mot.

C’est peut-être ce qui fit que Budur se montra attentive et sensible à certains changements. Une nuit de pleine lune, elle dormit à peine, se réveillant toutes les heures pour voir les ombres se déplacer sur le sol, se réveillant de rêves où elle fuyait, apeurée, à travers les rues d’une vieille ville, pour échapper à quelque chose qu’elle ne parvenait jamais à bien voir. Un peu avant l’aube, elle fut réveillée par un bruit provenant de la terrasse, et regarda par sa petite fenêtre. Dehors, Idelba était en train de transporter les poteaux qui servaient à étendre le linge, de la terrasse à la cage d’escalier. Puis les jarres d’olives.

Budur sortit dans le couloir et alla voir par la fenêtre qui donnait sur la cour de devant. Idelba appuyait leur échelle contre le mur de la propriété, juste au coin de la maison d’Ahmet, à côté du portail. Elle passerait le mur non loin d’un grand orme qui poussait dans la ruelle entre leur maison et celle des voisins.

Sans un instant d’hésitation, sans même prendre le temps de réfléchir, Budur retourna en courant dans sa chambre, s’habilla, puis dévala les escaliers et sortit dans la cour, derrière la maison, regardant un peu partout pour s’assurer qu’Idelba était bien partie.

Ce qui était le cas. La voie était libre, Budur pouvait la suivre sans problème.

Cette fois, elle hésita ; et il aurait été difficile de décrire ses pensées à ce moment crucial de son existence. Aucun enchaînement d’idées n’occupait particulièrement son esprit, mais plutôt une sorte d’oscillation de sa vie entière : le harem, les humeurs de sa mère, l’indifférence que son père avait pour elle, le visage simplet d’Ahab, toujours sur ses talons comme un idiot, les larmes de Yasmina ; tout Turi en équilibre sur les deux collines bordant les deux rives du Limât et dans sa tête ; et par-dessus tout ça, il y avait de grosses masses nuageuses de sentiments, comme les nuages que l’on voyait parfois bouillonner au-dessus des Alpes. À la fois dans sa poitrine, et en dehors d’elle, elle avait l’impression que des milliers d’yeux la regardaient ; ceux des fantômes qui l’avaient, probablement, étudiée toute sa vie, qu’elle soit consciente ou non de leur présence, un peu comme des étoiles. Ou quelque chose d’approchant. C’est toujours comme ça, quand on décide de changer, quand on décide de se sortir de la routine du quotidien, de se débarrasser des œillères de l’habitude et de se tenir nu face à la vie. Et même si le monde est vaste, même s’il est sombre et qu’il y a du vent, c’est le moment de choisir. Oui, le monde paraît immense dans ces moments-là. Trop immense pour qu’on y vive. À la vue de tous les fantômes de la Terre. Au centre de l’univers.

Elle se jeta en avant. Courut vers l’échelle, grimpa rapidement ; comme quand elle montait sur le toit. L’orme était gros et solide, et elle n’eut aucune difficulté à descendre dans les branches basses pour sauter jusqu’au sol, ce qui la réveilla complètement. Ensuite, elle se releva en douceur, comme si tout cela était prévu depuis le début.

Elle sortit de la ruelle en tapinois, et, une fois dans la rue, elle regarda vers l’arrêt du tramway. Son cœur battait à tout rompre, et elle était en sueur malgré la fraîcheur de l’air. Elle pourrait prendre le tram ou bien descendre directement les rues étroites, si pentues qu’en bien des endroits elles étaient remplacées par des escaliers. Elle était sûre qu’Idelba était partie vers la gare, et si elle se trompait, elle renoncerait à la suivre.

Même avec un voile, il était encore trop tôt pour qu’une jeune fille de bonne famille prenne le tram toute seule ; en fait, il était toujours trop tôt pour qu’une jeune femme respectable sorte toute seule. Alors elle courut en direction de la première volée de marches d’une ruelle et commença à dévaler aussi vite que possible un parcours sinueux, à travers des parcs, des cours, des avenues, l’escalier dit « des roses », un tunnel fait d’érables japonais, rouges. Elle descendit plus bas encore, suivant la route familière qui menait à la vieille ville et au pont qui franchissait le fleuve, derrière lequel se trouvait la gare. Arrivée au pont, elle jeta un coup d’œil en amont, vers ce petit coin de ciel qui se dessinait entre les vieux bâtiments de pierre. De bleu, l’arche du pont virait au rose, encadrant le sommet du petit morceau de montagne visible au loin, pareil à une broderie lâchée à l’autre bout du lac.

Sa résolution commençait à flancher quand elle vit Idelba dans la gare. Elle regardait les horaires des trains. Budur se cacha derrière un lampadaire et courut par une porte de côté dans la gare, où elle trouva un autre horaire de chemin de fer. Le premier train pour Nsara partait de la voie 16, qui était à l’autre bout de la gare. Départ à cinq heures pile. Probablement dans pas longtemps. Elle regarda la pendule suspendue au-dessus des voies, sous l’énorme toit de fer et de verre ; il lui restait cinq minutes. Elle se glissa dans le dernier wagon.

Le train s’ébranla doucement et partit. Budur se déplaça vers l’avant, passant de wagon en wagon, se retenant au dossier des sièges, le cœur battant de plus en plus vite. Que dirait-elle à Idelba ? Et si Idelba n’avait pas pris le train ? Et si elle s’y trouvait seule, en route pour Nsara, sans un sou en poche ?

Mais Idelba était là. Assise sur un siège, elle se penchait pour regarder par la vitre. Budur prit son courage à deux mains, s’élança à travers le compartiment, courut vers elle en pleurant, se jeta dans ses bras et dit :

— Pardon, tante Idelba, je ne savais pas que tu irais aussi loin, je ne t’ai suivie que pour te tenir compagnie, j’espère que tu as un peu d’argent pour m’offrir mon billet…

— Par Allah tout-puissant ! s’écria Idelba.

Son visage exprima d’abord la surprise puis la colère ; mais surtout contre elle-même, se dit Budur en la voyant à travers ses larmes, même si elle passa un moment ses nerfs sur Budur, en disant :

— Je m’occupe de choses sérieuses moi, ce n’est pas un caprice de gamine ! Oh, mais qu’est-ce qui va se passer ? Qu’est-ce qui va se passer ? Je devrais te renvoyer immédiatement par le prochain train !

Budur se contenta de secouer la tête en pleurant de plus belle.

Le train roulait à toute allure en cliquetant, traversant un paysage qui semblait des plus fades, collines et fermes, fermes et collines, bosquets, pâturages, qui défilaient à une allure incroyable – si vite que regarder par la fenêtre lui donnait le vertige.

À la fin d’une longue journée, le train entra dans les faubourgs lugubres d’une ville comme Basruisseau mais en plus grand. Sur des lis et des lis, ce n’était que des blocs d’appartements et des maisons particulières derrière leurs murs, des bazars grouillants de monde, des mosquées de quartier et de grands immeubles de toutes sortes ; puis des paquets entiers d’immenses bâtiments, regroupés autour des nombreux ponts franchissant le fleuve, juste avant qu’il ne se jette dans l’estuaire ; et maintenant un port géant, protégé par une jetée qui était suffisamment large pour qu’on puisse y faire passer une rue, avec des magasins de chaque côté.