Le train les emmena directement au cœur de ce quartier de grands immeubles, où une gare, au toit de verre sale, donnait sur une large rue bordée d’arbres, une avenue séparée en deux par de grands chênes plantés sur un terre-plein central. Le port et la jetée n’étaient qu’à quelques pâtés de maisons. L’air sentait le poisson.
Une longue esplanade longeait la rive du fleuve, bordée d’une rangée d’arbres à feuilles rouges. Idelba descendit rapidement la corniche, qui ressemblait un peu à celle de Turi, mais en plus grande. Puis elle prit une petite rue bordée de maisons à deux étages, dont le rez-de-chaussée était occupé par des magasins et des restaurants. Elles entrèrent dans l’une de ces maisons et montèrent l’escalier. Elles se retrouvèrent sur le palier du premier étage, face à trois portes. Idelba sonna à celle du milieu, et la porte s’ouvrit. Elle donnait sur un appartement qui avait des allures de vieux palais en ruines.
2
Il s’avéra que ce n’était pas un vieux palais, mais plutôt un vieux musée. Aucune des salles n’était très grande ou très impressionnante, mais il y en avait beaucoup. Les faux plafonds, les couloirs sans plafond, les tapisseries et les revêtements muraux coupés au milieu indiquaient que des pièces naguère plus grandes avaient été divisées et redivisées en de plus petites. La plupart n’étaient meublées que d’un lit ou d’un divan, et l’immense cuisine était pleine de femmes, généralement maigres, qui préparaient à manger ou attendaient de manger. La pièce bruissait de leurs conversations et du ronflement des fours.
— C’est quoi cet endroit ? demanda Budur par-dessus le vacarme.
— Une zawiyya, répondit Idelba. Une sorte de pension de famille pour femmes. Un anti-harem, lâcha-t-elle avec un sourire amer.
Elle expliqua qu’il y en avait beaucoup au Maghreb, et que la mode s’était répandue en Franji. La guerre avait tué trop d’hommes, laissant de nombreuses femmes seules – même si la désolation avait durement frappé hommes et femmes. Ces vingt dernières années, pendant lesquelles plus de civils que de soldats avaient trouvé la mort, les brigades de femmes avaient été aussi nombreuses chez les Chinois que chez les musulmans. Mais Turi, comme tous les autres émirats des Alpes, avait envoyé moins d’hommes au front que les autres pays, préférant les garder dans les usines d’armement. C’est pourquoi Budur avait plus entendu parler du problème des classes creuses qu’elle ne l’avait réellement constaté. Quant aux zawiyyas, Idelba disait qu’elles étaient théoriquement illégales, les lois régissant l’accès des femmes à la propriété n’ayant pas encore été modifiées. Mais le recours à des prête-noms masculins, et d’autres astuces légales, avait permis d’en régulariser plusieurs dizaines, voire centaines.
— Pourquoi ne t’es-tu pas installée dans une de ces maisons, après la mort de ton mari ? demanda Budur.
— J’avais besoin de prendre un peu de recul, répondit Idelba en se rembrunissant.
On leur donna une chambre à trois lits, pour elles deux. Le troisième lit servirait de table et de bureau. La pièce était poussiéreuse, et leur petite fenêtre donnait sur d’autres fenêtres, aux carreaux sales, par-delà une cheminée d’aération. Les bâtiments de cet endroit étaient tellement tassés les uns sur les autres qu’il avait fallu ménager des puits d’air au milieu.
Mais personne ne s’en plaignait. Un lit, une cuisine, des femmes autour de soi : Budur était contente. Pourtant, Idelba était encore préoccupée par quelque chose, qui avait un rapport avec son neveu Piali et son travail. Assise sur son lit, elle considérait Budur avec une détresse qu’elle ne pouvait dissimuler.
— Tu sais, je devrais te renvoyer chez ton père. J’ai déjà assez d’ennuis comme ça.
— Pas question.
Idelba la regarda.
— Quel âge as-tu, déjà ?
— Vingt-trois ans.
Enfin, elle les aurait dans deux mois.
Idelba fut surprise.
— Je te croyais plus jeune.
Budur baissa les yeux, écarlate.
— Désolée, fit Idelba avec une grimace. C’est à cause du harem. Et parce qu’il n’y a plus d’hommes à épouser… Mais écoute, il faut bien que tu fasses quelque chose.
— Je veux rester ici !
— Quand même, il faut que tu dises à ton père où tu es, et que ce n’est pas moi qui t’ai enlevée.
— Il va venir me chercher !
— Non. Je ne crois pas. De toute façon, il faut que tu lui dises quelque chose. Appelle-le, ou écris-lui.
Mais Budur avait peur de parler à son père, même au téléphone. L’idée d’une lettre était intéressante. Elle pourrait s’expliquer sans révéler précisément où elle était.
Elle écrivit donc :
Cher Père, chère Mère,
Quand Tante Idelba est partie, je l’ai suivie sans qu’elle le sache. Je suis venue habiter à Nsara, pour y faire des études. Le Coran dit que toutes les créatures d’Allah sont égales sous Son regard. Je vous écrirai toutes les semaines, à vous ainsi qu’au reste de la famille pour vous tenir au courant. Je vous promets d’être bien sage, et de ne pas faire honte à la famille. Je suis dans une bonne zawiyya, avec Tante Idelba, qui veillera sur moi. Il y a ici beaucoup d’autres jeunes femmes qui font cela, et elles m’aideront. J’étudierai à la madrasa. Transmettez toute mon affection à Yasmina, Rema, Aïsha, Nawah et Fatima.
Votre fille qui vous aime,
Elle posta sa lettre, et ne pensa plus à Turi. Après leur avoir écrit, elle se sentit moins coupable. Elle régla les formalités pour étudier à l’Institut dépendant de la madrasa, puis, alors que les semaines passaient entre ses études, le ménage, la cuisine et toutes les autres tâches auxquelles elle participait dans la zawiyya, elle comprit que son père ne lui répondrait jamais. Sa mère était une illettrée. Ses cousines avaient probablement reçu l’interdiction de lui écrire ; et peut-être lui en voulaient-elles de les avoir quittées. On n’enverrait pas son frère la chercher, ce dont il n’avait d’ailleurs probablement pas envie. De même que la police ne viendrait pas l’arrêter, pour la renvoyer, sous bonne garde, à Turi. Ce genre de chose ne se faisait plus. Il y avait littéralement des milliers de femmes qui fuyaient de chez elles, et bon débarras ! Ce qui avait passé pendant des années, à Turi, pour un système de lois et de coutumes immémoriales, universelles, n’était rien de plus en fait que les vestiges d’habitudes imposées par un fragment moribond d’une société conservatrice, perdue dans ses montagnes, s’ingéniant à inventer toutes sortes de « traditions » panislamistes au moment même où celles-ci disparaissaient partout dans le monde – comme une brume au petit matin, ou (plus approprié) la fumée d’un champ de bataille. Elle ne reviendrait pas, c’était aussi simple que ça ! Personne ne l’y obligerait. De toute façon, personne n’en avait envie ; ça aussi c’était un peu choquant. Il y avait des moments où elle avait moins l’impression d’être partie que d’avoir été abandonnée.
Mais il y avait cette vérité qui la frappait chaque jour, quand elle sortait de la zawiyya : elle ne vivait plus dans un harem. Elle pouvait aller où bon lui semblait, quand elle voulait. Et cela suffisait à lui faire éprouver un sentiment bizarre, une sorte d’ivresse. Elle était ivre, de liberté, de solitude, et presque trop heureuse, au point d’en être un peu désorientée et même légèrement paniquée. Un jour, alors qu’elle était envahie de cette euphorie, elle vit un homme, de dos, sortir de la gare, et pensa pendant un instant que c’était son père. Elle en fut heureuse, soulagée. Mais ce n’était pas lui. Ses mains tremblèrent pendant toute la journée. Elle était à la fois en colère, honteuse, effrayée, et mélancolique.