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Cela se reproduisit. Plusieurs fois même, et elle en vint à considérer cette expérience comme une sorte de fantôme entrevu dans un miroir ; sa vie passée revenue la hanter : son père, ses oncles, son frère, ses cousins… En fait, il s’agissait à chaque fois d’étrangers, mais qui leur ressemblaient juste assez pour la faire sursauter, lui faire battre le cœur, apeurée. Elle les aimait, pourtant. Elle aurait été si heureuse de les savoir fiers d’elle, de savoir qu’ils tenaient assez à elle pour venir la chercher. Mais si cela impliquait de retourner au harem, alors elle ne voulait plus jamais les revoir. Jamais plus elle ne se soumettrait à un quelconque règlement. Même les règles normales, ordinaires, provoquaient chez elle un sursaut de colère, un NON radical et immédiat, qui l’emplissait comme un cri viscéral. L’islam, littéralement, voulait dire soumission. Mais NON ! Elle avait perdu cette faculté. Qu’une policière lui fasse signe de ne pas traverser la route du port, particulièrement encombrée, en dehors du passage protégé, et Budur la maudissait. Même les règles de la zawiyya la faisaient grincer des dents. Et n’oublie pas de laver ton assiette ! Et n’oublie pas d’aider à la lessive du jeudi ! NON !

Mais toute cette colère n’était rien en comparaison du fait qu’elle était libre. Elle se réveillait le matin, se rappelait où elle était et bondissait de son lit pleine d’une énergie stupéfiante. Une heure de travail acharné à la zawiyya, et elle avait fait sa toilette, s’était habillée, avait pris son petit déjeuner, avait fait sa part des travaux collectifs, la vaisselle, nettoyé les salles de bains, effectué toutes ces corvées répétitives, toutes ces corvées qui, à la maison, étaient faites par des domestiques – mais il valait tellement mieux consacrer une heure à ce travail que d’obliger d’autres personnes à y sacrifier leur vie entière ! Il était évident que c’était un modèle de relations et de travail humain !

Cela fait, elle sortait respirer l’air humide et salé de la mer, pareil à une drogue fraîche. Elle avait parfois une liste de courses à faire, parfois seulement sa sacoche d’étudiante, pleine de livres, de cahiers et de stylos. Où qu’elle aille, elle passait d’abord au port, regarder l’océan au bout de la jetée et les drapeaux claquer au vent. Par une belle matinée, elle alla au bout de la jetée, sans but précis. Personne au monde ne savait où elle était. Elle seule le savait. Mon dieu, que c’était bon ! Le port grouillait de bateaux, l’eau brune s’écoulait vers le large emportée par la marée, le ciel était un lavis de bleu pâle, et tout d’un coup elle se sentit éclore. Un océan de nuages battait dans sa poitrine. Elle pleurait de bonheur. Ah, Nsara ! Nssssssarrrrrra !

Mais la première tâche qui figurait sur sa liste, souvent, le matin, consistait à se rendre au Foyer des invalides de guerre du Croissant Blanc, de grands baraquements militaires reconvertis, assez loin dans le parc au bord du fleuve. C’était l’une des occupations qu’Idelba lui avait suggérées, et Budur trouvait cela à la fois contraignant et stimulant – c’était ce qu’aurait dû être, mais n’avait jamais été, la mosquée du vendredi. La majeure partie de ces baraquements et de l’hôpital était occupée par quelques milliers de soldats aveuglés par les gaz de combat, sur le front de l’Est. Ils passaient la matinée assis sans dire un mot, dans leur lit, dans un fauteuil ou une chaise roulante, selon le cas, et quelqu’un leur faisait la lecture, généralement une femme : le journal du jour, aux minces pages qui noircissaient les doigts, parfois le Coran ou les hadiths, même si ceux-ci étaient moins populaires. Beaucoup de ces hommes avaient été à la fois blessés et aveuglés, et ne pouvaient ni marcher ni se bouger. Ils restaient assis là, la moitié du visage ou les jambes arrachées, conscients, apparemment, de l’aspect qu’ils devaient offrir, tournés vers la personne qui leur faisait la lecture, l’air à la fois honteux et avides, comme s’ils l’auraient volontiers tuée et mangée, s’ils l’avaient pu, sous le coup d’un amour impossible, d’un amer ressentiment, ou les deux à la fois. Budur n’avait jamais vu d’expressions aussi crues de sa vie, et elle s’efforçait souvent de garder les yeux baissés sur le texte qu’elle lisait, craignant peut-être que, si elle les regardait, ils ne s’en rendent compte et n’aient un mouvement de recul ou un sifflement réprobateur. Du coin de l’œil, elle voyait un public de cauchemar, à croire que l’un des niveaux de l’enfer avait surgi des profondeurs, levant le rideau sur ses habitants, qui attendaient de savoir à quelle sauce on allait les manger, comme ils avaient attendu et été dévorés dans la vie. Mais elle avait beau faire, chaque fois qu’elle leur faisait la lecture, Budur en voyait plus d’un pleurer, quoi qu’elle lise, même si ce n’était que la météo de Franji, d’Afrique ou du Nouveau Monde. À vrai dire, le temps était l’un de leurs sujets préférés.

Parmi les autres lectrices, il y avait des femmes très ordinaires qui avaient néanmoins de belles voix, graves et claires, musicales, des femmes qui chantaient toute leur vie sans le savoir (d’ailleurs, si elles l’avaient su, l’effet aurait été gâché). Quand elles lisaient, bien des auditeurs se redressaient sur leur lit, dans leur fauteuil roulant, captivés, amoureux d’une femme à qui ils n’auraient pas accordé un regard s’ils avaient pu la voir. Et Budur vit que certains des hommes se penchaient en avant de la même façon pour elle, bien qu’à ses propres oreilles sa voix ait des accents désagréablement haut perchés et rocailleux. Mais il y en avait à qui cela plaisait. Elle leur lisait parfois des histoires de Schéhérazade, s’adressant à eux comme s’ils étaient le colérique roi Shahryar, et elle la rusée narratrice, restant en vie une nuit de plus. Par un midi brumeux, émergeant de cette antichambre de l’enfer dans la lumière irisée du soleil, elle fut saisie, jusqu’au vertige, par une évidence : cette vieille histoire s’était inversée ; Schéhérazade était libre de s’en aller, alors que les Shahryar étaient à jamais prisonniers de leurs corps démantibulés.

3

Ce devoir accompli, elle traversait le bazar pour se rendre à ses cours, où elle étudiait des matières conseillées par tante Idelba. L’Institut de la madrasa était une dépendance du monastère et de l’hôpital bouddhiques. Budur y suivait trois cours, qu’Idelba payait pour elle : statistiques élémentaires (en fait, au départ, des mathématiques de base), comptabilité et histoire de l’islam.

Cette dernière matière était enseignée par une femme appelée Kirana Fawwaz, une Algérienne courtaude, à la peau mate et à la voix rauque de fumeuse impénitente. On lui donnait quarante ou quarante-cinq ans. La première fois qu’elle rencontra ses élèves, elle leur dit qu’elle avait servi dans les hôpitaux militaires, pendant la guerre, puis, vers la fin de la Nakba (ou Catastrophe, ainsi qu’on appelait souvent la guerre), dans les brigades de femmes du Maghreb. Cependant, elle n’avait rien à voir avec les soldats du Foyer du Croissant Blanc ; elle était sortie victorieuse de la Nakba, et déclara lors de ce premier cours qu’ils auraient dû gagner, s’ils n’avaient pas été trahis à la fois à l’intérieur et hors de leurs frontières.