— Trahis par quoi ? demanda-t-elle de sa voix rauque de corbeau, voyant leurs visages étonnés. Je vais vous le dire : par les religieux. Par nos hommes, d’une façon plus générale. Et par l’islam lui-même.
Sa classe ne la quittait pas des yeux. Quelques élèves baissèrent la tête, mal à l’aise, comme s’ils s’attendaient à ce que Kirana se fasse arrêter sur-le-champ, à moins qu’un éclair ne la foudroie. En tout cas, au moins, elle se ferait écraser avant la fin de la journée par un tram surgi d’on ne sait où. Il y avait plusieurs hommes dans la salle, dont l’un était assis juste à côté de Budur. Il portait un bandeau sur un œil. Pourtant, aucun d’eux ne broncha, et le cours se poursuivit comme si tout le monde pouvait dire des choses pareilles et s’en sortir sans histoires.
— L’islam est la dernière des vieilles religions monothéistes du désert, disait Kirana. C’est donc un phénomène tardif, une anomalie. Il a succédé aux premiers monothéismes des campagnes du Moyen-Occident, qui existaient déjà, plusieurs siècles avant Mahomet, et s’est greffé sur eux : le christianisme, les Esséniens, les Juifs, les Zoroastriens, les adorateurs de Mithra, etc. C’étaient dans tous les cas des patriarcats rigoureux, qui avaient remplacé de plus anciens polythéismes matriarcaux, créés par les premières civilisations agricoles, où les dieux habitaient chaque plante domestique, et où les femmes étaient tenues pour essentielles pour tout ce qui touchait à l’alimentation et à la vie.
» L’islam était donc un arrivant tardif, une version révisée des premiers monothéismes. Et en tant que tel, il aurait pu être le meilleur des monothéismes, ce qu’il était par bien des côtés. Mais parce qu’il avait vu le jour dans une Arabie déchirée par les guerres de l’empire romain et celle des États chrétiens, il avait dû faire face dans un premier temps à une situation d’anarchie quasi totale, de guerre tribale opposant les uns aux autres, et où les femmes étaient à la merci de n’importe quel petit groupe d’hommes en armes. De ces abîmes-là, aucune religion n’aurait pu s’élever bien haut.
» C’est dans ce contexte que Mahomet arriva, prophète s’efforçant de faire le bien, de ne pas succomber à la guerre, et à travers qui Dieu était réputé parler – dans bien des cas, il s’agissait de babillages, ainsi que le Coran l’atteste.
Cette remarque souleva quelques cris étouffés, et plusieurs femmes se levèrent et sortirent. Les hommes, en revanche, restèrent tous, médusés.
— En tout cas, que ce fût la parole de Dieu ou de simples babillages, peu importe : dans un premier temps, il en sortit plutôt du bien. De formidables progrès eurent lieu dans le domaine des lois, de la justice, des droits de la femme et, d’une manière générale, de la place et du rôle réservés à l’homme dans l’histoire. D’ailleurs, ce fut très exactement ce sens de la justice et du divin qui donna à l’islam un pouvoir unique au cours des premiers siècles de son existence, alors qu’il se répandait dans le monde en dépit du fait qu’il n’apportait aucune nouveauté matérielle – encore une des preuves radicales que ce qui fait vraiment avancer l’histoire, ce sont les idées, et rien qu’elles.
» Puis vint le temps des califes, des sultans, des divisions, des guerres, des religieux et de leurs hadiths. Les hadiths prirent le pas sur le Coran proprement dit. Ils s’emparèrent de toutes les bribes un tant soit peu misogynes de la pensée globalement féministe de Mahomet, et les cousirent au linceul dans lequel ils venaient d’enfermer le Coran, dont le propos était bien trop radical pour pouvoir être promulgué, en tant que tel. Des générations de religieux misogynes rédigèrent des monceaux de hadiths qui n’étaient en rien justifiés par le Coran. Ils réinstaurèrent donc une tyrannie injuste, se réclamant fréquemment, et faussement, de la parole d’un étudiant qui la tenait d’un maître – toujours des hommes évidemment ; comme si un mensonge passant à travers trois, dix générations d’hommes pouvait se métamorphoser en vérité. Ce qui n’est pas le cas.
» C’est ainsi que l’islam, comme le christianisme et le judaïsme avant lui, se mit à stagner, et dégénéra. Mais il était si répandu que cet échec et cet effondrement furent difficiles à voir ; et en effet, il aura fallu la Nakba pour que les choses se voient enfin. Cette perversion de l’islam nous a valu de perdre la guerre. Ce sont les droits de la femme, et rien d’autre, qui ont donné la victoire à la Chine, à Travancore et au Yingzhou. C’est l’absence de droits de la femme en islam qui a transformé la moitié de sa population en une sorte de cheptel improductif et illettré, et nous a fait perdre la guerre. Les fabuleux progrès intellectuels et techniques qui avaient vu le jour au temps des premiers scientifiques de l’islam ont été récupérés et poursuivis par les moines bouddhistes de Travancore et de la diaspora japonaise ; et cette révolution des capacités mécaniques fut rapidement développée par la Chine et les États libres du Nouveau Monde ; par tout le monde en fait, sauf par le Dar al-Islam. Au beau milieu de la guerre nous voyagions encore à dos de chameau. Nos routes n’ont jamais eu que la largeur nécessaire pour permettre à deux dromadaires de se croiser. Pas une de nos villes qui ne ressemblât à une casbah ou à une médina, avec des maisons serrées les unes contre les autres comme des étals de bazar. Quoi d’étonnant à ce que rien n’ait pu être fait pour moderniser les choses. Seule la destruction des centres-villes au cours de la guerre nous a permis de les reconstruire de manière plus moderne, et seules nos tentatives désespérées pour essayer de nous défendre nous ont fait nous tourner, enfin, vers un semblant de progrès. Mais c’était insuffisant, et beaucoup trop tard.
À ce stade du cours de Kirana Fawwaz, la salle était nettement moins pleine qu’au début. Deux demoiselles s’étaient même exclamées, en sortant, outrées, qu’elles allaient rapporter ces propos blasphématoires aux religieux et à la police. Mais Kirana Fawwaz se contenta de prendre le temps d’allumer une cigarette, leur fit un petit signe de la main leur enjoignant de déguerpir au plus vite, et poursuivit, calmement, inexorablement, comme si de rien n’était :
— Aujourd’hui, après le désastre de la Nakba, tout doit être reconsidéré. Tout. Il faut regarder chaque racine, chaque branche, chaque feuille de l’islam, si nous voulons l’améliorer – si c’est possible. C’est une question de vie ou de mort pour notre civilisation. Mais en dépit de cette nécessité pourtant tellement évidente, les fondamentalistes ne cessent de radoter leurs vieux hadiths comme des sortilèges capables d’invoquer les djinns, et dans des États comme l’Afghanistan, le Soudan, ou même dans certains coins de Franji – dans les Émirats alpins ou au Skandistan par exemple –, le Hezbollah règne, les femmes doivent porter le tchador ou le hijab, sont cloîtrées dans des harems, et les hommes au pouvoir dans ces États se croient encore en l’an 300, à Bagdad ou à Damas, et s’imaginent que Haroun al-Rachid va sortir d’une lampe à huile pour arranger les choses. Ils feraient aussi bien de devenir chrétiens et de croire que les cathédrales vont recommencer à jaillir et que Jésus va descendre des cieux sur les ailes des anges.
4
En écoutant parler Kirana, Budur revoyait les aveugles de l’hôpital ; les résidences, cachées derrière leur mur, le long des rues de Turi ; le visage de son père tandis qu’il faisait la lecture à sa mère ; l’océan ; une tombe blanche dans la jungle ; toute sa vie en fait, et bien des choses auxquelles elle n’avait jamais pensé auparavant. Elle en était bouche bée, abasourdie, effrayée – mais aussi exaltée, par chacune de ses paroles, si choquantes : cela confirmait tout ce qu’avait toujours suspecté la petite fille révoltée, bridée, qu’elle avait été, prisonnière de la maison de son propre père. Elle avait passé sa vie à se dire que quelque chose en elle n’allait pas – en elle, dans le monde, ou dans les deux. Et voilà que la réalité s’ouvrait sous ses pieds comme une trappe. Tous ses pressentiments venaient de trouver une éclatante confirmation. Elle se cramponnait à son siège, pétrifiée, regardant leur professeur, comme hypnotisée par un grand faucon tournoyant dans le ciel au-dessus de sa proie, hypnotisée non seulement par ce qui ressortait de colère de son analyse des causes de l’échec, mais aussi par l’image qu’elle suscitait de l’histoire elle-même, cet immense chapelet d’événements qui les avait menés à ce moment, ici et maintenant, dans cette ville portuaire occidentale battue par la pluie ; hypnotisée comme si Kirana avait été l’oracle du temps personnifié, s’adressant à eux de sa voix de corbeau, intense et rocailleuse. Il s’était déjà passé tellement de choses, Nahdas après Nakbas, pas à pas ; que dire après tout ça ? Il fallait avoir du courage ne serait-ce que pour oser en parler.