Et du courage, il était clair que cette Kirana Fawwaz n’en manquait pas. C’est alors qu’elle s’interrompit et parcourut du regard la classe à moitié vide.
— Bien…, dit-elle chaleureusement.
Elle adressa un sourire à Budur, dont les yeux écarquillés devaient la faire ressembler à l’un de ces poissons stupéfaits, étalés sur la glace des poissonniers.
— Maintenant que tous ceux qui devaient partir sont partis, il ne reste plus que ceux qui ont assez de cœur au ventre pour oser s’aventurer dans ce sombre territoire : le passé !
Ceux qui avaient du cœur au ventre ou n’avaient pas les couilles de partir, se dit Budur, en jetant un coup d’œil autour d’elle. Un vieux soldat manchot regardait imperturbablement devant lui. Le borgne était toujours assis à côté d’elle. Plusieurs femmes d’âges divers et variés regardaient autour d’elles, mal à l’aise, en se tortillant sur leur banc. Quelques-unes parurent à Budur n’être que des femmes ordinaires. L’une d’elles souriait béatement. Cela ne ressemblait en rien à ce qu’Idelba lui avait dit de la madrasa de Nsara, et de l’Institut des Hautes Études ; c’étaient plutôt les épaves du Dar al-Islam, les pauvres survivants de la Nakba, des cygnes dans leur hiver ; des femmes qui avaient perdu leur mari, leur fiancé, leur père, leurs frères, des femmes restées seules et qui n’avaient plus eu depuis l’occasion de rencontrer un homme ; des blessés de guerre, dont un vétéran aveugle comme ceux à qui Budur faisait la lecture, et que sa sœur emmenait en classe, ou ce manchot, ou cet autre, avec un bandeau sur l’œil, assis à côté d’elle ; il y avait aussi deux Hodenosaunees, une mère et sa fille, dignes et sûres d’elles, à l’aise, intéressées, même si rien de tout cela ne les impliquait vraiment. Un docker au dos cassé paraissait ne venir ici que pour s’abriter de la pluie six heures par semaine. Tels étaient ceux qui étaient restés, les âmes perdues de la ville, à la recherche d’une activité d’intérieur sans trop savoir laquelle. Peut-être, pour le moment du moins, leur suffisait-il de rester ici à écouter les dures paroles de Kirana Fawwaz.
— Ce que je veux faire, dit-elle, c’est déchirer le voile de toutes ces histoires, ces millions d’histoires que nous nous sommes racontées pour nous protéger de la réalité, de la Nakba, et trouver une explication. Comprendre le sens de ce qui s’est passé, vous me suivez ? Il s’agit d’une introduction à l’histoire, comme celle de Khaldun, mais sous la forme d’une conversation. Je vous suggérerai différents projets de recherche au fur et à mesure que nous progresserons. Maintenant, allons boire quelque chose.
Elle les conduisit dans la pénombre de ces longues soirées du nord, vers un de ces cafés derrière les quais, où elle retrouva des relations issues d’autres pans de sa vie qui étaient déjà là, en train de prendre un dîner tardif, de fumer des cigarettes, de tirer sur un narguilé collectif ou de boire de petites tasses d’un café épais. Ils passèrent toute la soirée à discuter, jusque tard dans la nuit. Dehors, les quais étaient vides et calmes, les lumières de l’autre côté du port couraient sur les eaux noires. Il s’avéra que l’homme au bandeau sur l’œil était un ami de Kirana ; il s’appelait Hasan. Il se présenta à Budur et l’invita à s’asseoir à côté de lui et de ses amis – dont certains étaient des chanteurs et des comédiens de l’institut et des théâtres de la ville.
— Ma camarade étudiante, dit-il à ses amis, a été, je crois, assez saisie par le discours d’ouverture de notre professeur.
Budur hocha timidement la tête, et tous s’adressèrent à elle en jacassant. Elle commanda un café.
Les conversations autour des marbres salis couvraient tous les sujets, comme toujours dans ces endroits – et Turi ne faisait pas exception à la règle. Les nouvelles des journaux. Des considérations sur la guerre. Des ragots sur les notables de la ville. Ce qu’on disait des pièces et des films du moment. Kirana écoutait tout cela, parfois se taisant, parfois participant à la conversation comme si elle faisait encore cours.
— L’Iran est le vin de l’histoire, ils se font toujours pressurer…
— Il y a des années meilleures que d’autres…
— … pour eux, toutes les grandes civilisations finissent toujours par se faire écraser…
— C’est al-Katalan qui recommence, voilà tout. C’est trop facile.
— Une histoire du monde se doit d’être simple, dit le vieux soldat manchot.
Il s’appelait Naser Shah, ainsi que l’apprit Budur. Il parlait franjic avec un accent iranien.
— Le truc c’est d’aller droit aux causes des choses, de donner un sens à l’ensemble.
— Et s’il n’y en a pas ? demanda Kirana.
— Mais si, il y en a un, répondit Naser calmement. Tous les peuples de la Terre ont toujours interagi pour donner un sens global à l’histoire. L’histoire n’est qu’une. Certains de ses aspects sont facilement repérables. La théorie du choc des civilisations d’Ibrahim al-Lanzhou par exemple… Il ne fait aucun doute qu’il s’agit encore de yin et de yang, mais elle fait apparaître assez clairement que ce nous appelons le progrès est pour l’essentiel provoqué par le choc de deux cultures.
— Progresser en s’entrechoquant ! Tu parles d’un progrès ! Tu as vu ces deux trams, l’autre jour, quand l’un d’eux a déraillé ?
— Pour al-Lanzhou, les trois civilisations pivots correspondent aux trois religions logiquement possibles : l’islam, qui croit en un dieu unique, l’Inde en plusieurs dieux, et la Chine en aucun dieu.
— C’est pour ça que la Chine a gagné ! s’exclama Hasan, son œil unique brillant de malice. Les événements leur ont donné raison. La Terre a émergé de la poussière cosmique, la vie est apparue et a évolué jusqu’à ce qu’un certain singe se mette à articuler de plus en plus de sons, et nous voilà ! Dieu n’a jamais rien eu à voir là-dedans, il n’y a rien de surnaturel dans cette histoire, pas d’âmes éternelles se réincarnant jusqu’à la fin des temps. Il n’y a que les Chinois qui ont osé affronter ça, montrant la voie avec leur science, n’honorant que leurs ancêtres, ne travaillant que pour leurs descendants. Voilà pourquoi ils nous dominent !
— Mais non, c’est juste parce qu’ils sont plus nombreux ! dit l’une des femmes à l’allure équivoque.
— En attendant, ils nourrissent plus de gens avec moins de terres. Cela prouve bien qu’ils ont raison !
— Mais ce qui fait la force d’une culture peut être également son point faible, dit Naser. On l’a vu à la guerre. Le fait que les Chinois n’aient pas de religion les a rendus particulièrement cruels.