Budur s’intéressa aux cours de cette nouvelle matière, l’archéologie. De l’histoire qui n’était pas que palabres, qui pouvait être une science… Les gens qui la pratiquaient étaient un curieux mélange de géologues, d’architectes, de physiciens, d’étudiants du Coran, d’historiens, qui ne se contentaient pas d’étudier les histoires, mais aussi les objets que les gens avaient laissés derrière eux.
Pendant ce temps, on continuait à parler, dans la classe de Kirana, et ensuite dans les cafés. Un soir, dans un café, Budur demanda à Kirana ce qu’elle pensait de l’archéologie :
— Oui, bien sûr, l’archéologie est très importante, répondit-elle. Cela dit, les pierres levées ne sont pas très bavardes. Enfin, on vient de découvrir des grottes, dans le Sud, pleines de peintures murales apparemment très anciennes, beaucoup plus anciennes que les Grecs même. Je peux te donner les noms des gens qui s’en occupent, à Avignon.
— Merci.
Kirana but son café à petites gorgées et écouta les autres un certain temps. Puis elle dit à Budur, murmurant au milieu du vacarme :
— Ce qui est intéressant, je crois, derrière toutes ces théories dont nous parlons, c’est ce qui n’est jamais écrit. C’est particulièrement important pour les femmes, parce que la plupart des choses que nous avons faites n’ont jamais été consignées par écrit. Ce ne sont que des choses très ordinaires, tu comprends, la vie quotidienne : élever les enfants, nourrir la famille, tenir la maison. Il s’agit plus d’une culture orale, transmise de génération en génération. Une culture utérine, comme disait Kang Tongbi. Tu devrais lire ses travaux. Enfin, la culture utérine n’a pas de dynasties à revendiquer, pas de guerres, pas de nouveaux continents inexplorés, c’est pourquoi les historiens ne se sont jamais souciés de la rapporter – ce qu’elle est, comment elle se transmet, comment elle évolue au fil du temps, en fonction des conditions matérielles et sociales. Évoluant avec elles, enfin, je veux dire : s’entremêlant avec elles.
— Dans les harems, cela paraît assez évident, dit Budur, nerveuse de se retrouver collée, genou contre genou, avec cette femme.
Sa cousine Yasmina avait dirigé en cachette suffisamment de « travaux pratiques » entre filles, où l’on s’embrassait et tout ça, pour que Budur sache très exactement ce que signifiait le genre de pression qu’exerçait sur elle la jambe de Kirana. Elle décida de l’ignorer et poursuivit :
— C’est comme Schéhérazade, vraiment. Raconter des histoires pour continuer à vivre. L’histoire des femmes est un peu comme ça, des histoires racontées les unes après les autres. Et chaque jour tout est à recommencer.
— Oui, l’histoire de Schéhérazade est un bon exemple de nos rapports avec les hommes. Mais on doit pouvoir trouver mieux. Les femmes devraient trouver mieux, pour transmettre l’histoire aux plus jeunes femmes, par exemple. Les Grecs avaient une mythologie passionnante, pleine de déesses qui servaient de modèle au comportement des femmes. Déméter, Perséphone… Ils avaient aussi une fabuleuse poétesse qui parle de tout cela, Sapho. Tu n’as jamais lu ses poèmes ? Je t’en donnerai les références.
7
Ce fut le début de bien des conversations plus personnelles autour d’un verre, tard dans la nuit dans des cafés battus par la pluie. Kirana prêta à Budur plusieurs livres sur toutes sortes de sujets, mais principalement sur l’histoire des Franjs : comment la Horde d’Or avait réchappé à la peste qui avait anéanti les chrétiens ; l’influence permanente des structures nomadiques de la Horde sur les nouvelles civilisations issues des États du Skandistan ; le repeuplement, par les Maghrébins, d’al-Andalus, de Nsara et des îles celtes ; la zone de conflit entre les deux cultures repeuplant la vallée du Rhin. Ainsi que d’autres livres décrivant les mouvements des Turcs et des Arabes à travers les Balkans, venant s’ajouter à la mésentente des émirats de Franji, et des petits États taïfas qui s’entredéchiraient depuis des siècles, en fonction de leur allégeance aux sunnites ou aux chiites, aux soufis ou aux wahhabites, aux Turcs, aux Maghrébins ou aux Tartares ; guerres pour la suprématie ou la survie, souvent désespérées, créant des situations toujours oppressives pour les femmes. À vrai dire, il n’y avait qu’en Extrême-Occident que le sort des femmes s’était un tant soit peu amélioré avant la Longue Guerre, progrès que Kirana associait à la présence de l’océan, aux contacts avec d’autres civilisations maritimes, et au fait que Nsara était depuis ses origines un refuge pour les orthodoxes et les marginaux. La ville avait d’ailleurs été fondée par une femme, la légendaire sultane Katima.
Budur prit ses livres et entreprit d’en faire la lecture à haute voix aux soldats aveugles de l’hôpital. Elle leur lut l’histoire de la Glorieuse Révolution du Ramadan, quand les femmes turques et kirghizes avaient mené des mouvements qui s’étaient emparés des centrales des grands barrages au-dessus de Samarkand et étaient venues s’installer dans les ruines de la ville légendaire, qui avait été abandonnée depuis près d’un siècle à cause d’une série de violents tremblements de terre ; comment elles y avaient formé une nouvelle république où les lois saintes du ramadan s’appliquaient toute l’année, et où la vie des gens se fondait dans une communauté dévouée à Dieu, où tous les êtres étaient égaux, qu’ils fussent mâles ou femelles, adultes ou enfants, de telle sorte que la ville avait retrouvé sa gloire d’antan ; et comment elles avaient réussi à y faire de nombreux progrès, aussi bien en matière culturelle que juridique. Tous y vivaient heureux. Jusqu’au jour où le shah avait envoyé ses armées à l’est de l’Iran, et les avait massacrés comme hérétiques.
Ses soldats l’écoutaient en hochant la tête. Ainsi vont les choses, disaient leurs visages silencieux. Le bien finit toujours par être écrasé. On finit toujours par arracher les yeux de ceux qui voient le mieux. Ils avaient une telle façon d’écouter chacun de ses mots, comme des chiens affamés regardant les gens manger à la terrasse des cafés, qu’en les voyant Budur emprunta des livres pour les leur lire. Elle fit un tabac avec le Livre des rois, de Firdoussi, ce grand poème épique décrivant l’Iran d’avant l’islam. De même qu’avec le poète lyrique soufi Hafiz, et bien sûr Rumi, et Khayyam. Budur elle-même adorait leur lire des extraits de sa version très annotée de la Muqaddimah, d’ibn Khaldun.
— Il y a tellement de choses chez Khaldun, disait-elle à ses auditeurs. Tout ce que j’ai appris à l’Institut, je le retrouve chez lui. L’une de mes profs est très fière de sa théorie selon laquelle l’univers est un agrégat de trois ou quatre civilisations majeures, chacune d’elles étant l’État pivot, entouré de plus petits États périphériques. Écoutez ce que dit Khaldun, dans le chapitre intitulé « Chaque dynastie ne peut avoir plus d’une certaine quantité de provinces, de terres »…
Elle lut :
— « Quand les groupes dynastiques débordent de leurs frontières pour envahir celles de leurs voisins, leur nombre ne peut que diminuer. C’est le moment où la dynastie atteint son expansion maximale, et où les régions frontalières forment une sorte de ceinture protectrice autour du cœur du royaume. Si la dynastie entreprend alors de s’étendre au-delà de ses possessions, l’accroissement de son territoire fait qu’elle ne peut maintenir partout la même présence militaire, et elle court le risque de se faire envahir par n’importe quel ennemi ou voisin. Ce qui se fait au détriment de la dynastie. »